Jean Kleinhentz : Résistant et Déporté 

(du 11 juin 1942 au 18 août 1945).

 

A)Première tentative de franchissement clandestin de la frontière.

 

Laissons parler son frère Emile Kleinhentz, son aîné de 6 ans : « Avec mon ami Justin Houllé, dit Willy, nous avons décidé de quitter Farébersviller ( Pfarrebersweiler) pour nous soustraire à une prochaine incorporation car nous savions que tôt ou tard nos classes d’âge – années 14 et 17- seraient appelées dans la Wehrmacht.

Le 1er juin 1942, après une virée dans les bistrots du secteur, nous avons pris cette décision sur le chemin du retour vers nos foyers respectifs. Il était 4 heures du matin. On n’a pas mis nos camarades dans la confidence. Pourquoi ? Lorsque nous avions voulu partir une 1ère fois avec une demi-douzaine de copains, leurs parents avaient fait un tel éclat que l’on s’est abstenu de les aviser de notre projet de partir en Charente rejoindre mon frère aîné, Joseph, marié et séjournant là-bas.

J’étais rentré chez moi, j’avais mis un double accoutrement et emporté deux slips, deux chemises, deux chandails dans une petite valise, puis j’avais avisé ma mère qui ne fit pas d’objection. Mon frère Jean, l’entendant, partit se préparer. Je retrouvais Willy somnolant chez sa grand-mère. Schangs’Mutter pleura en nous voyant partir le long des rails. Nous voulions rejoindre la gare de Farschviller où le chef de gare ne nous connaissait pas. Jean, mon frère nous rattrapa en courant le long des rails. Nous lui fîmes remarquer que s’il partait, il mettrait nos parents dans de beaux draps car les représailles n’allaient pas tarder à s’abattre sur eux. Il était de la classe 1920. Le Gauleiter Bürckel avait ordonné le 20 avril 1942 l’incorporation des jeunes gens dans le service du travail obligatoire au Reich. (Reichsarbeitsdienst  =  RAD).

Son contingent d’âge étant prévu pour être incorporé prochainement, il figurait sur les registres et son départ clandestin ne pouvait que préfigurer des ennuis certains pour la famille Kleinhentz.

Le cœur serré, il sembla se ranger à nos arguments et repartit à la maison. »

Willy et Emile eurent beaucoup de chance en passant le ligne de démarcation (passage de rivière, échappement aux  chiens bergers allemands, aide des cheminots : l’un cramponné aux tamponnoirs extérieurs des wagons et l’autre caché dans l’eau du tender.) Ils arrivèrent sains et saufs à Bonnes sur Dronne.

 

B) Deuxième tentative débouchant sur son arrestation.

 

Le 9 juin 1942, c’est-à-dire, 8 jours plus tard, en compagnie de  son cousin Aloïse Chenot, Jean Kleinhentz tente le même périple avec l’accord de ses parents. Son père et sa mère qui ont 6 garçons, ne souhaitent en aucune manière et quoi qu’il arrive, voir leurs rejetons endosser l’uniforme allemand. D’autant plus que leur fils Jean est majeur et ils pensent qu’à cet âge les parents sont moins inquiétés. Malheureusement la Sippenhaft, la loi des représailles sera instaurée un peu plus tard suite aux nombreuses désertions de la Wehrmacht et évasions vers l’intérieur de la France.

Jean sait, pour avoir entendu son frère Emile en parler, qu’il existe une filière de passeurs à Nancy permettant de traverser la zone rouge. Son plan est simple. De Sarreguemines, pour brouiller les pistes, son cousin et lui, marchent à pieds en direction de Vic-sur-Seille : il leur faut faire très attention aux patrouilles de gendarmes (Feldgendarmerie) postés aux carrefours ou sur des ponts. En cours de route, ils sont restaurés par des fermiers ou de braves gens qui leur offriront le gîte pour la nuit. Ils sont cependant mal conseillés au cours d’une conversation où un quidam leur propose de prendre le train à Dieuze. 

 

C)Arrestation et condamnation de mon grand-père.

 

 

 

Mon grand-père Jean passe très bien le poste de contrôle, son allure d’ouvrier se rendant au travail ne paraît pas suspecte. Il marche déjà vers le wagon quand un cri l’interpelle.

-« Jean , ne me laisse pas seul ! » hurle son cousin qui vient de se jeter dans la gueule du loup.

En effet, la Gestapo sourcilleuse l’a repéré à son attitude craintive. Rejoint par les limiers en manteau noir de la  Police Secrète, mon grand-père est emmené manu militari au poste de gendarmerie de Dieuze (Duss). Les deux cousins vont y croupir ensemble jusqu’au 22 juin.

Lorsque la Gestapo ouvre la valise de Jean, elle découvre le béret basque (Baskenmütze) qui est un symbole français et cette trouvaille la met dans une folle rage. Il est à noter que le port du béret basque est puni d’une amende de 150 Reichsmarks, soit 3000 F ou pire, il entraîne la perte de travail en cas de récidive. 

Les gifles ne manquent pas pour faire tomber cette odieuse Gehirnverdunglungskappe, une coiffe à obscurcir la cervelle ! aux dires des hommes de l’ordre nouveau.

Ce ne sont pas des gifles que mon grand-père encaisse, mais une correction mémorable, un passage à tabac à coups de brodequins cloutés qui lui laisseront le corps meurtri et les yeux tuméfiés. 

Dirigés sur le Fort de Queuleu qui est reconnu comme un lieu de déportation, les deux hommes passent de très durs moments, les yeux bandés, assis à même le sol et sans soins. C’est dans un piteux état qu’ils apparaissent  le 30 juin 1942 au tribunal d’exception de Metz, le Sondergericht für Lothringen qui ne badine pas avec le règlement.

 

 

 

 

Le Procureur Engels, sur la foi des douaniers de Mohrange,  accuse  mon grand-père et son cousin de 3 délits :

1) d’avoir entrepris de se soustraire au service du travail obligatoire du Reich (article de la loi 23/4/41–Verordnungsblatt 468)

2) d’avoir entrepris de traverser la frontière interdite vers la France occupée sans autorisation (loi du 9/9/39-VO.Bl 1747 § 3)

3) d’avoir essayé de transférer de l’argent national et étranger (français) hors du pays et cela sans autorisation.

Ils sont condamnés à 6 mois de prison ferme.

Mon grand-père va connaître la prison de Pirmasens le 30 juillet 1942 et sera libéré le 11 décembre 1942, ignorant le lieu d’emprisonnement de son cousin Aloïse.

 

 

Fort de Qeuleu 

 

 

 

Cellule collective

 

 

 

 

L’acte d’accusation de mon grand-père

 

 

  

  

D)Détention en prison de Pirmasens.

 

Mon grand-père ne s’est jamais extériorisé sur les dures conditions de captivité dans les geôles nazies. C’est son plus jeune frère Bernard qui rapporte les faits suivants, ayant pu exceptionnellement lui rendre visite.

« Mon frère Jean était très amaigri quand je suis allé le voir. Il avait perdu 15 kilos et le petit colis que je lui avais apporté lui remit du baume au cœur. Il travaillait dans l’atelier de cuir, la Lederstanzerei. Les Allemands utilisaient les prisonniers pour fabriquer des objets destinés à la Wehrmacht : ceinturons et brodequins par exemple. Leur slogan était impitoyable : « Ici, on n’entretient pas la fainéantise ; qui veut manger doit travailler ». L’un des pires supplices était d’adoucir le cuir des chaussures cloutées des fantassins pendant des heures au cours de marches forcées sur les pavés de la cour interne. Mon frère redoutait aussi le couvre-feu. A tour de rôle, un prisonnier de corvée devait attendre le passage du gradé de service qui faisait sa ronde. A garde-à-vous et sans se tromper, il devait signaler et hurler d’une seule traite, par exemple et selon le cas : « Gefangener Kleinhentz Johannes, meldet Stube 2 belegt mit 30 Mann. Alles anwesend, nur einer im Zuchthaus. » ( Prisonnier J.K., chambre 2 occupée par 30 hommes ; tous présents sauf 1 en pénitencier). Gare à celui qui bafouillait ou ne trouvait pas ses mots. Il se faisait gifler d’importance et avait droit à des corvées supplémentaires. Jean apprit donc par cœur cette ritournelle qu’il fallait néanmoins savoir adapter selon la situation du moment.

Le manger était bien mièvre. Une sardine était suspendue à un fil au milieu de la chambrée et chaque homme la tapotait aussi délicatement que possible, tentant d’imprégner ainsi un morceau de rutabaga pour lui donner un semblant de goût…. »

 

 

 

 

 Dans la cellule collective au Fort de Queuleu, mon grand-père avait les yeux bandés comme ces prisonniers.

 

 

 

 

 

Libéré le 11 décembre 1942, Jean Kleinhentz reprend aussitôt le travail à la mine. Cette liberté retrouvée sera de courte durée puisque, exactement un mois après sa première déportation, c’est-à-dire le 12 janvier 1943, sa famille et lui sont transplantés dans les camps des Sudètes et de la Basse-Silésie. 

Pourquoi ?

Son père Jean-Nicolas et lui-même, obligés de signer un papier par lequel ils se reconnaissent Volksdeutsche, s’opposent à la signature de cette fiche d’intégration au Reich. Ils savent ce qu’ils risquent, mais leurs convictions patriotiques prennent le dessus.

8 000 Kartenverweiger mosellans sont ainsi déportés dont 43 familles de Farébersviller.

 

E) Déportation dans les Sudètes et en Silésie.

 

Celle-ci durera 2 ans et 7 mois, c’est-à-dire jusqu’au 18 août 1945 pour la famille Kleinhentz  qui sera rapatriée ce jour-là en avion américain de Pilsen, ville située en  Tchécoslovaquie, jusqu’à Strasbourg.

Comme mon grand-père est décédé avant que je ne naisse et qu’il a été peu loquace sur son emprisonnement et sa déportation, aux dires de mes parents, j’ai donc dû interroger les témoins qui ont vécu cette épreuve identique à la sienne.

Les pages suivantes apportent des témoignages sur les dures conditions de cette déportation  dans les Sudètes et en Silésie. 

 

 

« C'était au début du mois de janvier 1943, alors que, ô ironie du sort, les gens de mon village n’avaient même pas fini de présenter les vœux  de bonne et heureuse année. 

La déportation  se fit en deux temps : la première secousse le 12 janvier, la rupture définitive le 18 janvier. Les foudres du destin, en s'abattant sur le malheureux village, vont le précipiter dans ce qui fut peut-être la période la plus noire de son histoire, pourtant emplie de coups de sort fort peu enviables. Et c'est le drame, l'épouvantable drame qui, par la sinistre imagination du metteur en scène nazi, va se dérouler en deux actes où le prologue engendre l'espoir et le dénouement, moins d'une semaine plus tard, la plus profonde des détresses. 

D'abord, le prologue. Il a lieu le mardi 12 janvier, vers 9 heures du matin. Ce matin-là, les hommes disposent d'une heure pour faire la valise. Ensuite, rassemblés sans ménagement, ils sont amenés sous bonne escorte jusqu'à Neunkirchen, en Sarre. Là, enfermés dans un camp, ils ne quittent celui-ci que pour aller au fond de la mine pour y abattre le charbon. Apparemment, rien de bien grave : ne sont-ils pas mineurs ? De plus, Neunkirchen, n'est qu'à quelque trente km du village et les visites sont tolérées. Bref, une situation fort supportable. Et, l'espoir renaît...Mais à peine commence-t-on à respirer que déjà le monde s'écroule. Et, c'est le lundi 18 janvier, soit six jours plus tard, que le rideau tombe sur le plus inhumain des dénouements. En effet, ce matin-là, entre 6 et 7 heures, une horde de policiers déferla sur le village endormi.

« Aufmachen » (ouvrez) : tel est l'ordre aboyé devant 43 portes d'entrée qui branlent sous les coups. Tel est aussi le spectre qui arrache 43 épouses du sommeil pour aussitôt les replonger dans le cauchemar.

« Préparez-vous, rassemblement à 8 heures...! » Aboiement sec, l'ordre donné est sans réplique. A quoi bon demander des explications ? Tout le monde a compris : les uniformes ne sont-ils pas suffisamment éloquents ?  On a compris. On a surtout compris que l'inéluctable était arrivé, qu'il était vain de tenter quoi que ce soit.

Déjà, les autobus attendent. N'ayant pas le choix, ils y montent. Les véhicules démarrent. 12 km plus loin, ils s'arrêtent en gare de Saint-Avold, le chef lieu de canton. Là, on leur sert une soupe aux pois secs avec des saucisses. Ensuite, ils montent dans le train, qui se met en branle : il est à peu près 2 heures de l'après-midi. La direction prise est celle de Forbach, Sarrebrück : un itinéraire que tous connaissent fort bien. Le premier arrêt a lieu à Béning, un village voisin, mais les portes résistent : elles sont verrouillées, on ne sort plus !

Là, c'est l'effondrement. Mais le serpent d'acier n'en a cure, il continue et continue, s'enfonçant de plus en plus au cœur  même de l'Allemagne. Le Rhin, puis la lointaine Oder, les deux frontières naturelles de l'Allemagne franchies, le convoi du désespoir ne continue pas moins sa route vers l'Est, vers le bout du monde. Bon Dieu ! s'arrêtera-t-il jamais ?

Oh si. Quand enfin, il daigna s'immobiliser, ce fut dans la lointaine Silésie, là-bas près de la frontière polonaise !

 

La Silésie ?

 

Quel est donc que ce pays-là ? Personne ne le connaît. Est-il dans tout ce convoi seulement une personne qui sache le situer ? Sûrement pas. Etrange coïncidence pourtant, ce pays de l'autre bout de l'Allemagne n'est-il pas, à cause des richesses de son sol, une sorte d'autre Alsace-Lorraine transplantée sur les rives de l'Oder ? Car, autre pomme de discorde entre l'Allemagne et la Pologne, le destin de ce coin de terre est par bien des points étrangement semblable à celui du mien.

Or, c'est justement dans ce coin-là, ce pays frère par le destin, que les Mosellans déportés vont vivre la lamentable existence qui fut celle propre aux camps de travail nazis. Travaux pénibles et souvent dangereux, alimentation insuffisante, promiscuité et vermine, hébergements indignes d'êtres humains et conditions d'hygiène plus que douteuses. Bref, c'est l'homme réduit à l'état de bête de somme. Presque toujours parqué derrière des fils de fer barbelés, à la merci du muletier. Là, la bête humaine n'a de valeur que par et pour le travail physique qu'il est à même de fournir.

 

Dans le monde entier, le conducteur d'animaux n'a-t-il pas un minimum d'égards pour ses bêtes ? Le vacher nazi, lui, n'en a pas. Traîner le bât, calmer l'estomac et récupérer des fatigues, tel y est le régime journalier. Epreuve pénible s'il en est, mais qui devient calvaire à la longue. Un calvaire qui, pour mes compatriotes, va durer rien de moins que 27 longs et interminables mois. Mais l'épreuve n'est pas uniquement physique, elle est aussi morale par l'isolement dans lequel ils se trouvent.

 

Doryphores de janvier et... doryphores d'été !

 

Décidément, le lundi 18 janvier 1943 aura été pour ce village la journée des émotions fortes. Une de ces journées qu'il n'est pas nécessaire de cocher sur le calendrier pour s'en souvenir. Le bouleversement et la stupéfaction, en moins de douze heures.

Les nôtres, expulsés le matin, ont à peine eu le temps de franchir la frontière que déjà, à la tombée de la nuit, les rapaces s'abattent sur les nids devenus vacants, encore tièdes.

Mais étranges prédateurs que ceux-là. Bipèdes arborant la croix gammée, ils parlent allemand. Ils sont huit familles et viennent là en maîtres pour prendre possession sans gêne aucune des maisons devenues vides par l'expulsion des propriétaires.

Ils viennent du Buchenland, nous apprend-t-on sans plus de précision. Du Buchenland ? Où, diable ! peut bien se trouver ce pays-là? Aucune idée. Les dictionnaires disponibles ne sont guère précis à ce sujet. Ceux qui s'y connaissent placent ce pays quelque part du côté de la Tchécoslovaquie. Je veux bien. Mais qu'importe d'où ils viennent, la seule chose qui importe c'est que ce sont des étrangers, pire : des imposteurs.

Les partants étaient des frères, des amis, des voisins, que tout le monde connaissait. On pouvait leur faire confiance, quels que fussent les rapports de mauvais voisinage que l'on s'efforçait d'entretenir par tradition entre familles. Les arrivants ne sont que des intrus, dont on ne peut jamais trop se méfier.

Et, du jour au lendemain, le village se mura dans le silence du désarroi : il n'est plus que méfiance, suspicion généralisée. On ne parle plus qu'à voix basse, on a peur de l'écho de sa propre voix...

 

« L'ennemi est à l'écoute » n'était jusqu'alors qu'un parmi les nombreux slogans nazis, que personne de ce pays ne prenait particulièrement au sérieux. Maintenant, tout a changé. C'est devenu un impératif, une réaction d'auto-défense :  l'ennemi lui-même, le vrai, est dans nos murs, nous le côtoyons journellement. Un ennemi d'ailleurs fort visible par la couleur jaune de sa tenue et la croix gammée ostensiblement arborée à la moindre occasion. Une telle injection de sang nouveau va, évidemment, changer bien des choses. Ne serait-ce que dans le domaine le plus visible : le défilé dominical de la section d'assaut locale. Eh oui, c'en était fini de la risible file qui hier encore traînait sa minable savate de par les rues du bourg. Maintenant, c'est une formation disciplinée et martiale qui viole avec agressivité et cadence le macadam de la localité. Les sourires ironiques se figent et les moqueurs comprennent que l'ère des quolibets est bel et bien révolu...En fait, la mode s'était mise au jaune en cette année 1943. Car au jaune uni des arrivants de janvier va succéder vers la fin du mois de mai la livrée jaune et noire striée d'un nouvel ennemi : le doryphore.  Le vrai, celui qui fait des ravages dans les champs de pommes-de-terre. Décidément, la palette se complète, mais ne s'harmonise point, tant est vive la réaction des premiers venus. Eh oui, quiconque connaît de réputation, le rôle que joue la  pomme de terre dans le menu journalier du bon allemand moyen, comprendra que tout ennemi du précieux tubercule, fut-il minuscule insecte, ne peut qu'être ennemi du peuple tout entier. Un ennemi, qu'il y a lieu d'exterminer avec la dernière des énergies. Et, bien entendu, la haute autorité locale de décider le lancement d'une campagne anti-doryphores. Sitôt dit, sitôt fait. Tous les enfants d'école du village se voient nantis du récipient adéquat : une boîte de conserve. Il faut aussi un chef, c'est le brave père R., affublé de son uniforme S.A., celui-là même qui traînait si laborieusement ses vieilles jambes en queue des défilés dominicaux, qui en prit consciencieusement la charge. Et tout ce monde se mit aussitôt à parcourir les champs de pommes de terre de la commune, à la recherche de  l'ennemi public N° 1.

 

Qu’est-ce qu'un doryphore ? 

Interrogé, le chef d'expédition avoua franchement n'avoir jamais vu lui-même un spécimen de l'insecte à détruire. Il n'en brossa pas moins un portrait-robot des plus succincts : "c'est une bestiole jaune et noire... des « bébêtes » jaunes et noires, nous étions fixés ! Comme parcourir la campagne à la recherche de telles «  bébêtes » amuse davantage un écolier que suer sur une déclinaison ou un calcul de fraction, c'est avec l'enthousiasme que l'on devine qu'une vingtaine de jeunes chiens, subitement lâchés dans la nature, s'élancèrent à la conquête des pépites striées?

Mais voilà, les bestioles jaunes et noires, qui volent et qui rampent, ne sont pas spécialement une rareté en milieu végétal. Rien d'étonnant donc à ce que chaque trouvaille, scarabée, araignée, ... saluée par un cri de victoire, et un attroupement autour de l'heureux explorateur, fut bonne pour appeler le guide à l'endroit de la découverte. Enjambant à chaque appel sillons et rangées de pomme de terre avec la détermination d'un héros germanique, le brave homme, chaque fois déçu, retourna illico presto aux avant-postes, sa place de chef. Hélas ! au bout de deux jours, les jambes du pauvre homme, déjà malmenées par les sollicitations pédestres dominicales de sa Section d'Assaut, ainsi rudement mises à l'épreuve par ses infatigables acolytes, finirent par ne plus être à la hauteur de son dévouement. Et la campagne anti-doryphores, arrêtée par suite de la défaillance de son chef, prit lamentablement fin au bout du 3ème après-midi. Toutefois, elle ne fut pas totalement négative. Trois échantillons de ces méchants ennemis de la précieuse tubercule national-socialiste ne figuraient-ils pas au tableau de chasse ? Etait-ce un manque de perspicacité ou un aveuglement collectif subit de la part de la jeunesse scolaire de tout un village ? Toujours est-il que le « péril jaune » qui guettait nos patates nationales, au lieu de diminuer ne fit que s'amplifier avec les années à venir. Il est vrai que les « pantalons jaunes » n'étaient plus là pour s'opposer à son extension. Péril jaune pour péril jaune, autant le dire franchement : les habitants de ce village préféraient de loin celui qui se combat à l'insecticide !  Toutefois, l'arrivée des ressortissants du Buchenland allait aussi faire ricocher un autre méchant galet sur la surface déjà suffisamment troublée de la mare communale. Un ricochet plutôt inattendu, puisque ses victimes sont autant les autochtones que les deux vieux « gendarmes » d'Outre-Rhin chargés de l'ordre public. Deux braves pandores, bavarois bon teint, plutôt débonnaires et bons viveurs, dont l'ardeur fouineuse, en cas d'abattage clandestin d'un animal domestique, était jusqu'alors assez aisément atténuée par la tentation d'un jambon ou d'une bouteille de Schnaps. Or, ces deux fonctionnaires nazis tout juste ce qu'il faut pour ne pas se faire remarquer, adoptés par tous, sûrement plus braves que méchants, allaient du jour au lendemain totalement changer leur comportement et appliquer les règlements dans toute leur rigueur. N'avaient-ils pas, eux aussi, toute raison de se méfier de ces inconnus venus de l'Est ?

 

 

 

Des familles déportées avec le chef de camp.

 

Au fond, avec la barbe blanche, mon arrière grand-père Jean-Nicolas Kleinhentz et Marie sa femme .