Farébersviller, le 1er août 1945.

 

Chers Amis,

 

Je suis institutrice dans ce village depuis 1930 et comme je suis native d’ici, je prends doublement à cœur tous les malheurs arrivés à mes concitoyens. Mes parents vivaient de la culture, mon père faisant le menuisier l’hiver. Il est décédé en 1925. Ma mère, âgée de soixante-treize ans, habite chez moi, dans la maison de l’Ecole, au-dessus de la salle de classe. Au début de la guerre en 1939, tout notre village a été évacué à Bonnes en Charente.

En 1942, quarante-trois familles, le tiers de la population, furent déportées de force. Scènes inoubliables: onze grands autocars, dès cinq heures du matin dans les rues, et des soldats allemands avec fusils chargés et baïonnettes tirées qui enfonçaient les portes pour arracher femmes, enfants et vieillards à leur foyer.Nous en sommes revenus en octobre 1940, et jusqu’à la fin de 1944, c’est-à-dire, pendant quatre longues années, nous avons été les victimes de nos oppresseurs, car ils avaient l’intention de déplacer le village et d’en faire un village allemand modèle. Nous devions tous être déportés en Pologne et en Silésie.

Les hommes, pour la plupart, avaient été mis en sûreté, deux jours plus tôt, derrière les barbelés du camp de la Nouvelle-Brême, devant Sarrebruck.

Des familles allemandes sont alors arrivées et ont occupé les meilleures des maisons libérées. Elles se sont conduites en maîtres. A l’école, leurs enfants nous surveillaient et rapportaient les réflexions qui pouvaient avoir été faites relatives à nos sentiments lorrains.

J’ai été souvent dénoncée comme anti-nazie et de ce fait, j’ai reçu plusieurs fois ma mutation pour rejoindre un poste en Allemagne, mais chaque fois, j’ai réussi, par miracle, et grâce à l’esprit de cohésion qui existait entre les Lorrains, à me maintenir dans le village. Avec nos concitoyens, il fallait se tenir au coude à coude pour braver toutes les tempêtes et garder le souvenir français dans nos coeurs.

Enfin, le 6 juin 1944, le débarquement des troupes alliées en Normandie et ensuite en Provence, nous a réconfortés et donné l’assurance d’une libération.

Le 1er septembre 1944, la nouvelle de la soi-disant proximité des Américains nous a causé une fausse joie. Les Allemands l’ont crue aussi et ils commencèrent à se ruer vers Sarrebruck et Sarreguemines. Soldats et Siedlers étaient complètement affolés. C’était le sauve-qui-peut général. Soldats et civils à pieds, en bicyclettes, en voitures de toutes sortes, même des brouettes et des voitures d’enfant étaient utilisées. Etant pratiquement à court de carburant, un seul camion tirait cinq et jusqu’à six véhicules ! Et tout cela, avec les avions américains qui survolaient cette pitoyable retraite.


Malheureusement, les Américains avaient stoppé leur avance. Etant à six cents kilomètres de leurs bases de départ, ils tenaient à assurer les ravitaillements en vivres, en munitions et en matériels. Après une dizaine de jours, les Allemands ont eu le temps de se ressaisir, des chefs nouveaux et des unités fanatiques, ayant redonné du moral à tout le secteur.

Les avions survolaient sans cesse la région et ne manquaient pas d’attaquer en piqué les chars allemands. Nos jeunes filles terrifiées, n’avaient pas le droit de quitter le chantier. Même le dimanche de la fête du village, à la mi-novembre, elles devaient creuser des tranchées. Elles n’eurent pas le droit d’aller assister aux offices religieux. Les photos prises pendant cette période ne furent pas réussies, et c’est bien dommage. Et nous, qui nous croyions libérés, les avons vus revenir, plus arrogants que jamais. Même les Siedlers (= colons allemands) ont été obligés de revenir. Mais comme ils savaient que ce n’était que partie remise, ils organisèrent leur départ définitif en pillant les maisons, en rassemblant gros bétail et récoltes. Ils étaient prévoyants. Les chefs nazis commandèrent à toute la population civile réquisitionnée, d’énormes travaux de terrassement : Il fallait creuser au sud et à l’est du village des tranchées et surtout des fossés antichars profonds. Les femmes jusqu’à quarante ans étaient astreintes à ces travaux au même titre que les hommes. Les malheureuses jeunes filles travaillaient en sabots et mettaient des habits de pères et frères, car elles grelottaient de froid dans cette terre glaise, et la pluie n’arrêtait pas de tomber. Même quand il neigeait, elles n’étaient pas dispensées.

Le gros de l’armée allemande reculait depuis le 22 novembre, en empruntant la route de Sarreguemines, vers l’Est, et celle de Sarrebruck, vers le Nord. Les Américains ne manquaient pas de les mitrailler et de les attaquer à la grenade (= obus,  Ndr) par leur aviation.

Une nuit, vers minuit, ce fut soudain le grand calme: les Allemands avaient tous quitté le village. Une nouvelle fois, nous croyions être libres et nous faisions déjà des projets pour aller à la rencontre des Américains et leur signaler que le village était libre.

Mais les Allemands n’étaient pas bien loin: ils étaient retranchés derrière la ligne de chemin de fer. Comme le calme était revenu, de tous jeunes SS venaient dans nos caves, pour mendier et piller, car ils manquaient de ravitaillement depuis plusieurs jours. Avec le sans-gêne qui les caractérise, ils nous ont dépouillés une nouvelle fois, emportant vivres, vêtements et objets de ménage.


Les Américains étaient enfin à pied d’oeuvre, prêts à l’assaut. Cette attaque fut terrible. Les 21 lettres des écoliers et écolières, qui ont passé cinq semaines terrés dans les caves, sauront mieux nous rappeler ces dures journées. Pour la troisième fois, mais cette fois-ci, pour de bon, nous étions libres.

Quand tous nos déportés seront revenus, nous panserons ensemble nos plaies et reconstruirons nos maisons et nos ménages.

 

Vivent nos Alliés Libérateurs ! Vive la France ! signé : Joséphine Hilt