La libération, ou l’arrivée des cow-boys américains dans le Far-Est lorrain : récit de Victor Formery.

Le fossé antichars ….ou la rigole de la dernière chance !

Dans toute vie d’écolier ou d’étudiant, l’automne coïncide toujours plus ou moins avec la rentrée des classes. En 1944, la vénérable tradition scolaire sera bafouée.

Pas de livres à recouvrir cette année-là, ni de sac à préparer : l’école passera au second plan. Visiblement, la Grande Allemagne n’a plus besoin de forts en thème. Ce sont des muscles dont elle a besoin, non de la matière grise. Et les séances de musculation forcée en plein air de démarrer incontinent. Mais trimestre singulier que celui-là, puisqu’il sera en grande partie consacré à des travaux de terrassement ! Certes, le pays est en danger. Or, défend-on un territoire menacé au moyen d’un crayon, d’un peigne, d’un timbre, voire d’un sarcloir ou d’un niveau à bulle ? Sûrement, non. Pour cela, il faut une arme autrement plus percutante, des troupes de choc supérieurement entraînées. La troupe est rapidement réunie : des écoliers, des coiffeurs, des postiers, des artisans, des paysans et des mineurs...retraités. La fourchette d’âge va de 16 à 60 ans. Les armes sublimes qui nous sont confiées, ou plus précisément que chacun est tenu à apporter sont... pioche et pelle ! Est-ce donc avec de telles armes que, maintenant, au XXème siècle, l’on arrête les assaillants supérieurement armés et que l’on fait sauter les blindages des redoutables tanks Sherman ? Là n’est pas notre mission, bien entendu. Le dessein des hautes sphères pensantes du régime nazi n’est pas encore d’envoyer le lampiste mosellan au massacre la pelle au poing, mais de le rendre utile à la défense et à la sauvegarde du Grand Reich. La mission n’a rien d’héroïque, elle consiste tout bêtement à creuser un fossé antichars, de quelque six mètres de large et d’environ trois à quatre mètres de profond, à travers… champs, prés et forêts. Un fossé antichars ! En fait, une dérisoire rigole pour arrêter la marche victorieuse des tombeurs du Mur de l’Atlantique !

Décidément, le génie militaire nazi ne manque pas de trouvailles…originales ! Espère-t-il que les Yankees vont s’y noyer comme les moutons de Panurge ? Le seul risque qu’ils courent n’est-il pas de mourir de ... rire !!!  Il n’appartient pas au profane que je suis, de juger de l’opportunité d’un tel ouvrage. Mais ce même profane sait que la longue saignée n’entravera en rien, ou si peu, la marche en avant des troupes alliées. Heureusement, d’ailleurs. Comment pouvait-il en être autrement ? Et l’on peut qu’éprouver de la peine en pensant à la sacrilège éventration de la belle terre lorraine et française pour une cause depuis longtemps perdue.

L’heure n’était pas aux sentiments, mais à l’action. Nous n’avions pas le choix non plus, il fallait aller à la glaise. C’est ainsi que par une froide matinée tous les habitants mâles de ce village, non indispensables dans les mines ou à la reconstruction, recensés et convoqués, se retrouvèrent devant le Bürgermeisteramt (Mairie).

Oh ! le groupe n’est pas gros, une bonne quinzaine au plus : l’essentiel des forces vives de la localité se trouvant soit sous les drapeaux, soit en déportation en Silésie. En fait, il comprend deux adolescents de 16 et 17 ans. Je suis le benjamin de l’expédition et il y a les vieux : des paysans plus ou moins âgés et des mineurs à la retraite. Le convoi attend déjà sa cargaison humaine. Mais, ô surprise, c’est un moyen de locomotion d’un autre âge qui est là. Alignées sur le bord de la route : des voitures hippomobiles ! Encore la charrette et les chevaux...

Le 1er septembre 1939 déjà et maintenant rebelote ! décidément, l’anachronisme présidera toujours aux déplacements historiques des gens de ce pays. Je ne sais si, quatre ans plus tôt, Daladier manquait de chevaux-vapeur, mais visiblement, le grand chef nazi ne daigne même plus gaspiller du carburant pour les terrassiers de la dernière chance. Pourquoi l’homme n’a-t-il pas la placidité de l’animal ? Hélas! trop de souvenirs, de mauvais souvenirs essentiellement, s’attachent à ces fichues charrettes. Ne rappellent-elles pas l’exode de 1939 ? On n’oublie pas en quatre années une aussi triste expédition. Aussi, personne n’a envie de parler et encore moins de plaisanter. En fait, c’est en maugréant que les gens grimpent sur les charrettes. Le passé n’est toutefois pas seul en cause, il y a aussi le présent : il faut abandonner récoltes et travaux des champs pour stupidement aller perdre son temps à creuser un ridicule fossé ! Et le convoi de s’ébranler dans la morosité générale. Il peina dans la rude montée de l’actuelle rue du Calvaire et continua à progresser au rythme imperturbable des lourds chevaux. Après avoir traversé les bourgs de Henriville et de Cappel, il finit par s’arrêter à la sortie ouest du petit village de Barst, à quelque 8 km du point de départ. Bref, ce fut pendant une heure et demie environ une sorte de pèlerinage involontaire : le chemin est le même que celui emprunté le 1er septembre 1939 ! Destin paradoxal que celui des Français de ce bout perdu de leur pays : en 1939, ils fuient devant l’Allemand, maintenant ils sont tenus à défendre leur cause !

A notre arrivée sur place, un S.A. nous soumet à un appel dans les règles. C’est un homme ventripotent, véritable bibendum en bottes et uniforme. Ses yeux porcins semblent avoir de sérieux ennuis de lecture : il hésite, et sa langue pâteuse ne cesse de trébucher sur les noms à consonance non typiquement germanique. Sur les autres aussi, d’ailleurs. L’appel terminé, il nous est attribué, en bout du fossé déjà ouvert, le tronçon à creuser.

Me voilà donc, potache de 16 ans, intronisé d’office membre de la Confrérie de la Bêche pour la sauvegarde du IIIème Reich ! Cinquante kilos, pas de graisse, et si peu de biceps, que voilà une belle recrue ! Qu’importe, au boulot ! Le fossé traverse une belle et grande prairie, dont il faut d’abord enlever l’épais gazon. Et les anciens de commencer par découper soigneusement le tapis végétal en mottes rectangulaires à peu près égales. Ils ont leur petite idée et nous demandent d’en faire autant. Nous obéissons. S’ils procèdent ainsi, ce n’est point par amour du travail bien fait, par respect de la nature ou autre souci d’ordre supérieur, que non. C’est tout bonnement qu’ils veulent utiliser ces mottes comme matériaux de construction pour dresser les murs d’un abri rudimentaire, comme l’ont fait les autres groupes déjà sur place. Les intempéries ne sont-elles pas à craindre pendant la mauvaise saison ? Mais bien plus qu’une protection contre la pluie ou la bise automnale, ce premier igloo et les autres construits par la suite au fur et à mesure qu’avançait le fossé serviront à tout autre chose : ils seront essentiellement le point de ralliement de tous les tire-au-flanc du régime. En fait, c’est bien là, à l’abri des regards inquisiteurs du commando des bouviers national-socialistes, que les ouvriers de la vingt-cinquième heure vont passer bien du temps et, à tour de rôle, s’adonner à la seule résistance possible : la résistance passive. Mais pour ce faire, il faut des vigies efficaces. Aussi, la tâche essentielle qui est assignée à Aloyse et à moi-même, les benjamins du groupe, -ne sommes-nous pas sensés avoir les meilleurs yeux ?- consiste-t-elle à surveiller de près les évolutions de l’ennemi et à éviter toute descente intempestive. Et nous ouvrîmes les yeux. Il faut avouer que le système fonctionnait à la satisfaction de tout le monde : nos aînés ne furent jamais pris en défaut et nous, les jeunes, n’avions pas d’ampoules à déplorer aux mains.

Les travaux ne progressent pas bien vite : les mains et l’esprit en sont la cause. Calleuses, elles opèrent sans entrain ; douces, elles manquent de résistance. Les normes sont loin d’être remplies, malgré les exhortations et les menaces. Les fonctionnaires, facteurs, coiffeurs ou autres employés de tous genres, amenés en renfort, s’ils grossissent les rangs, n’améliorent pas pour autant le rendement. Un manque évident de conviction, une bonne dose de mauvaise volonté et une certaine petite idée de ne pas freiner, si peu soit-il, l’avance de nos amis alliés constituaient une certaine force : l’inertie contre laquelle venaient régulièrement échouer les pires menaces. L’éventration systématique de la belle et bonne terre lorraine dut paraître trop lente au gré des autorités, car ils firent appel aux professionnels du métier. En fait, les amateurs que nous étions somme toute en étaient à leur 2ème  ou 3ème tronçon quand les mineurs de fond firent leur apparition sur le chantier. Avec l’arrivée des stakhanovistes de l’abattement et d’un important contingent de prisonniers italiens, l’horrible saignée s’allongea rapidement jusqu’à la forêt. Chaque jour, à la pause de midi, on nous distribuait généreusement une copieuse portion d’un fadasse et trouble liquide dans lequel flottaient quelques misérables lambeaux de verdure. Comme l’estomac lorrain, et campagnard de surcroît, n’est guère porté sur ce genre de brouet à la mode d’outre-Rhin, les hommes de Badoglio allaient en bénéficier largement. Il est vrai qu’ils eurent vite fait de comprendre que les gamelles placées à proximité des abris leur étaient destinées. S’en emparant avec prestesse et mille ruses au nez et à la barbe de leurs gardiens, ils nous les rendaient dans un parfait état de propreté : une façon comme une autre de nous manifester leur reconnaissance. A leurs gestes et mimiques de Latins, il nous semblait cependant comprendre que les pauvres diables, vêtus de haillons, sans force et visiblement affamés, appréciaient ce supplément d’eau de vaisselle. Toutefois, les volumineuses selles liquides qui jalonnaient leur passage révélaient des carences alimentaires plutôt orphelines en substances nutritives essentielles.

Mais que vaut un prisonnier en régime nazi ? Si toute cause fut bonne à déserter le fossé, il en fut toutefois une qui, en un clin d’œil vidait le chantier : les avions. Certes, je savais le bruit des avions générateurs d’énergie et de vélocité insoupçonnées. En pleine nature sans protection d’aucune sorte, le moindre bruit de moteur quelque peu suspect donnait régulièrement lieu à une débandade monstre vers la proche forêt. Mais étrange constatation, les héros de la S.A. vêtus de jaune y participaient avec une égale ardeur ! Est-ce là tout l’héroïsme des troupes de choc nazies ? L’alerte terminée, ce ne fut pas une mince affaire pour nos cerbères de rassembler les quelque deux mille têtes d’un troupeau récalcitrant. Ces genres d’incidents -plutôt amusants si l’on en juge après coup ! – accordaient régulièrement aux terrassiers, après un intense moment d’émotion et une sérieuse mise à mal des articulations, une pause appréciée que l’on faisait, évidemment, durer le plus longtemps possible. Une de ces alertes, toutefois, devait donner lieu à une scène tragi-comique plutôt inattendue. Le ciel était d’une limpidité de cristal et une méchante bise du nord mettait à mal les extrémités découvertes. Insidieuse et glacée, elle faisait sortir les ennemis déclarés de la glaise hors des abris : il n’était plus question de mauvaise volonté ou de parti-pris patriotique, il fallait travailler pour se réchauffer, activer les réactions exothermiques internes.

Or, à ce moment-là, nous nous trouvions justement à proximité d’une de ces casemates de l’imprenable Ligne Maginot : un de ces blocs en béton, tellement impressionnant de l’extérieur, mais diablement exigu dès qu’on se trouvait à l’intérieur. Soudain, un bruit d’avion. Oh ! davantage pressenti que réellement perçu par cette espèce de 6ème ou 7ème sens que l’on acquiert à force de côtoyer le danger, et déjà la meute humaine monte à l’assaut de la proche casemate. Malheureusement les places y sont comptées et, de surcroît, l’épaisse porte blindée à peine entrebâillée est bloquée. Les éléments de tête avaient disparu à travers l’étroit passage quand un gros bonhomme, entraîné par la vague humaine, se trouva propulsé malgré lui dans cette ouverture bien trop étroite pour lui. Il jure et vocifère, mais déjà c’est trop tard : il est pris au piège, la porte refusant de céder et le ventre de passer. Le malheureux est littéralement coincé entre le fer et le béton. Je ne saurais dire comment le pauvre homme s’est tiré de sa fâcheuse situation : nous étions retournés au fossé. Il s’en est tiré, c’est sûr. Mais je ne l’ai plus jamais revu sur le chantier.

Pourquoi diable ! ce sauve-qui-peut généralisé, ces fuites éperdues à chaque incursion des modernes émules d’Icare, nos amis pourtant ? Autant le cœur appelait ces aviateurs, autant les autres viscères les redoutaient à cause d’une certaine façon peu cavalière de présenter leur carte de visite ! Il est vrai que la manne céleste qu’ils distribuaient occasionnellement était particulièrement indigeste. Or, on a goûté à ce mets-là entre la Moselle et la Sarre. On a déjà fait connaissance des horribles déjections de ces volatiles de fabrication humaine. Qui ne se rappelle pas le dernier bombardement de la capitale sarroise, ces explosions en chaîne, ces tremblements de terre ressentis à plus de dix kilomètres de distance, cet embrasement de l’horizon qui a transformé la nuit en jour et ces innombrables décombres qui fumaient longtemps après encore ? Qui a oublié Sarreguemines et les 84 victimes déterrées des caves écroulées ? Ou qui a oublié, sur le plan local, cette petite bombe, bien ajustée, qui a tordu les rails de la voie ferrée comme des sarments de vigne ? Et ce n’est pas terminé, ils vont frapper une nouvelle fois. Eh oui, c’était alors la période de la distribution. Mais inconvénient, les aviateurs alliés distribuaient leurs vilaines dragées sans vergogne et, surtout, sans discernement. Les lâchant autant du côté ami que du côté ennemi, avec peut-être un peu plus de générosité de l’autre côté de la frontière franco-allemande, celle d’avant 1939 évidemment. Une frontière ? qu’est-ce que cela veut encore dire à l’âge des hommes volants ? Pas grand chose, assurément. Barrière, essentiellement destinée à arrêter tout ce qui évolue sur le plancher des vaches, elle n’est même plus visible à partir d’une certaine hauteur. De toute façon, les aviateurs alliés paraissaient l’ignorer : il est vrai que ni Daladier, ni le spécialiste autrichien de Braunau, n’avaient daigné la tracer à la chaux blanche pour plus de netteté. En fait, l’homme assis dans le cockpit connaissait-il, sinon le tracé, du moins l’existence de cette ligne de démarcation qui, pourtant, séparait ses amis de ses ennemis ? Continuer à utiliser, à l’âge de la voiture automobile et de l’avion à hélice, un moyen de locomotion aussi désuet que la charrette à fumier pour véhiculer des hommes d’une localité à l’autre est pour le moins aimable anachronisme. Au XXème siècle, à l’âge de la vitesse, un tel moyen n’est-il pas tout juste digne d’une mise en scène pour film d’époque, ou d’un défilé de mi-carême ? Mais ce n’est ni une mise en scène pour film, ni même une image destinée à illustrer un quelconque livre d’histoire pour tout-petits, et encore moins manifestation folklorique ou carnavalesque ! C’est la réalité, une étonnante réalité : l’insolite scène des Rois fainéants reconstituée et journellement donnée en spectacle sur les routes mosellanes par des acteurs tout aussi insolites, nous les terrassiers. C’est ainsi, qu’en automne 1944, l’on pouvait voir une nouvelle génération de Rois fainéants parcourir la campagne, matin et soir, mollement allongés au fond des lourdes charrettes avec pour tout horizon les croupes rebondies et fumantes d’énormes chevaux de labours s’en allant creuser la douve du bastion nazi ou en revenant. On sait qu’une région boisée n’est jamais aussi belle qu’en automne et que rien ne vaut la majestueuse lenteur d’un attelage de chevaux de labours pour en apprécier toute la poésie. Hélas ! l’homme du XXème siècle ne sait plus musarder. Pour lui, rêver c’est perdre son temps. La minuterie qui remplace en lui l’âme du poète exalte la sordide notion du temps au détriment de la beauté. Et, déjà, moins d’une semaine plus tard, ce fut la fin de la période champêtre. En effet, ces aimables promenades n’auront duré qu’un temps : le temps de ressortir du fond des remises la bonne vieille bécane rouillée, depuis longtemps mise au rancart. Le temps, surtout, de la remettre en état et de réapprendre à pédaler. Quelle honte, toute de même. N’est-ce pas la déchéance pour des vétérans de 14-18 que de devoir se remettre en selle et de pédaler, si ce n’est pour le roi de Prusse du moins pour son... successeur ? Alors que là, dans le garage, bien en vue, les inutiles engins à moteur, qu’ils soient à 2 ou 4 roues, tristement immobilisés par la pénurie de carburant, semblent narguer les conducteurs de tous leurs chromes ! Eh bien oui, c’est ainsi que par la faute des chevaux-vapeur frappés de panne sèche et des chevaux à crottin jugés trop lents que va commencer une longue période de cyclotourisme bi-journalier pour mes compatriotes du sexe masculin. Mais Dieu ! combien coûte chaque coup de pédale à ces hommes du troisième âge. Visiblement, chaque tour de manivelle exaspère un peu plus leur hostilité à l’égard du chicanier voisin. Toutefois, contrairement à mes collègues de circonstance, je dois avouer que ce changement de moyen de locomotion va au devant de mes désirs et que l’activité au niveau du pédalier ne modifie en rien mes sentiments patriotiques. J’aime la bicyclette, je l’ai toujours aimée. Or, un amoureux de la petite reine pédale essentiellement pour son plaisir et peu lui importe par qui ou pour qui sont organisées les sorties, pourvu qu’il y ait de la route à faire. Et je fis de la route, regrettant seulement que le trajet ne fût pas plus long. Aigle de Berchtesgaden, pendant quatre années, les gens de mon pays ont connu bien des misères par ta faute ! Toutefois ta dernière idée, celle du stupide fossé antichars, aura au moins fait du plaisir à un gamin mosellan : elle lui a donné l’occasion de s’adonner un peu plus à son sport favori : la bicyclette ! Mais les Lorrains d’un certain âge n’ont pas seulement réappris à pédaler, ils vont encore montrer un don incontestable pour la course à pied ! Du moins est-ce le cas de deux concurrents parmi les plus âgés de la brigade des terrassiers.

Les oiseaux-de-fer !

Il faisait un de ces magnifiques après-midi d’octobre, comme seul l’automne tardif est capable d’engendrer : un soleil radieux s’amusant à inventer des jeux de lumière dans la forêt déjà au summum de sa magnificence. En retard pour je ne sais plus quelle raison, je pédalai de toutes mes jambes pour rattraper le lent convoi de mes aînés, déjà partis depuis un bon moment. Tout à mon effort solitaire, je ne regardai ni à droite, ni à gauche, ni en l’air surtout. Dégringolant à tombeau ouvert la petite descente de la forêt de Cappel, je vis soudain, au bas de la côte, le père K. et le père A. descendre précipitamment de leurs machines, se mettre à gesticuler et à s’élancer dans le sous-bois, comme s’ils avaient le feu au derrière !

Pourquoi Diable ! ces gesticulations et cette précipitation ? La question à peine posée, la réponse me sauta on ne peut plus brutalement aux yeux : une énorme flèche argentée passant au ras des arbres dans un vrombissement de bolide de course. Aïe ! Je compris si vite que ma bécane, abandonnée en vol, continua seule sur sa lancée. Après un atterrissage, Dieu sait comment sur le bas-côté de la route, je me mis à ramper jusqu’au plus proche fourré, juste à l’endroit où se tapissaient les deux vieux compères. Nous décidâmes de nous enfoncer un peu plus dans le bois. Tout à coup, un nouveau vrombissement, suivi cette fois-ci de ce strident déchirement sonore, à la fois mi-hurlement, mi-sifflement à donner la chair de poule : des chasseurs qui descendent en piqué. Puis un crépitement de mitrailleuse, une série de coups de fouet dans les cimes des arbres et, aussitôt après, chute de branches et de feuilles ! Soixante ans n’est peut-être pas un âge à battre des records, mais le sprint que lancèrent alors mes compagnons sexagénaires à travers un sous-bois traîtreusement parsemé de bois mort et de racines, me laissa littéralement sur place ! Moi, un garçon de 16 ans, souvent bien placé dans l’annuelle course aux brouettes du 14 juillet ! Quel démarrage et quel train d’enfer, il me fallut serrer les dents pour ne pas être distancé. Où diable, ces vieilles jambes, depuis tant d’années déjà en service commandé, percluses de rhumatismes depuis 1914-18, soit disant plus bonnes à rien, vont-elles chercher tant de juvénile vélocité ? Seigneur ! Quel spectacle : envolés la sciatique et les rhumatismes, disparu le handicap de l’âge, oubliée la silicose ! Les branches mortes ne résistent pas à la charge et volent en éclats sous l’attaque des godillots cloutés ! ! !

Hélas! distrait par le fascinant spectacle des vieilles bielles en mouvement, je ne vois pas la traîtresse souche pourrie qui va me projeter, tête la première, dans la vase nauséabonde d’une ancienne tranchée de 1940. Quand j’eus fini de cracher boue et têtards, l’alerte, elle aussi, avait pris fin. Le calme revenu, nous reprîmes la route. Quelques centaines de mètres plus loin, à la sortie du village de Henriville, la route était barrée par un attroupement. Là, un horrible spectacle, un véritable carnage : deux chevaux, encore entravés dans les harnais, éventrés, gisent dans une mare de sang et d’entrailles, à l’avant d’une charrette chargée de sacs de ciment. Le charretier, un camarade de l’école communale (Ndr, il s’agit de Bigel Gilbert, voir le récit de sa mère Bigel Cécile), sérieusement touché à l’épaule et à la jambe, avait déjà été évacué vers un hôpital de la région. Il s’en tirera  mais il portera les séquelles du mitraillage par un des chasseurs ailés. La guerre n’est pas une plaisanterie. L’avenir du Grand Reich est en jeu : cela, on nous le dit. Il faut continuer à creuser, à violer la belle terre mosellane. Retourner inlassablement à ce fichu fossé soit-disant stratégique qui, maintenant débouche dans le bois. Là, les mitrailleuses seront moins à craindre que dans la prairie, tant mieux ! Cependant, l’ardeur à défendre la cause imposée n’augmente pas pour autant, bien au contraire, même si le rythme de travail connaît une accélération fort notable. Les prêtres du nazisme se réjouissent, l’effort de prosélytisme ne porte-t-il pas ses fruits ?

Comment organizieren de la toile goudronnée ?

Toutefois, cette conversion de masse n’est qu’apparente, illusoire, et le trompeur regain d’ardeur ne relève d’aucun revirement idéologique. La raison n’est pas au niveau des idées, mais à l’extrémité opposée. C’est au niveau des orteils qu’elle se manifeste, son nom : le froid. Or l’on sait qu’il n’est meilleur stimulant à l’activité physique qu’une bise glaciale. Pour cette même raison encore, il nous fallait un abri moins rudimentaire que les précédents. Le sol de la forêt est avare en bon et dru gazon, mais il y croît un matériau autrement plus précieux : le bois. Du coup, les terrassiers de se transformer en bûcherons massacreurs de jeunes arbres, abattant sans scrupule ni vergogne les fûts les plus rectilignes.

Un charpentier-boiseur de métier J..., trop heureux de pouvoir par moments échapper à la corvée de la pelle peu à son goût, dirige les opérations. Grâce à son aide et ses conseils, grâce surtout au travail acharné de tous, une véritable cabane en rondins se dressa rapidement entre deux gros hêtres. Une cabane digne de ce nom se doit d’avoir une toiture étanche, non ? Faute de tuiles, ce joli papier goudronné, que nous savions entreposé au grand Q.G., suffirait amplement à notre bonheur. « Deux rouleaux feraient l’affaire » décréta le charpentier en sa qualité de maître d’œuvre. « A vous, les deux jeunes, de montrer que vous avez des tripes dans le ventre ! »

Aïe! pas facile. Opération difficile, voire périlleuse ! Surtout que le chef de camp ne sera jamais disposé à avaliser un bon de sortie pour papier goudronné et qu’aucune moderne Jeanne d’Arc n’apportera jamais son aide pour donner l’assaut à la forteresse qui cache le trésor convoité. Les deux solutions possibles, demander poliment ou se servir directement, sont aussi aléatoires l’une que l’autre et ne peuvent aboutir qu’au même résultat : un renvoi pur et simple à coups de bottes dans les fesses ! Bien que nous connaissions la puissance de frappe de la botte nazie, nous optons courageusement pour la deuxième solution: le self-service. Alors quoi, on ne va quand même pas se dégonfler, non ! Un coup de pied au c... n’a jamais tué personne et, puis, avec un tantinet de chance, on risque de ne pas revenir bredouille. Il nous faut les deux rouleaux de papier goudronné coûte que coûte, ne serait-ce que pour montrer aux vieux qu’on n’est pas des mauviettes. Il faut y aller au culot : telle fut la sublime conclusion d’une longue nuit de cogitations. Puisque la réussite est une question d’audace et qu’une attaque franche déconcerte souvent l’adversaire, il n’y a plus à hésiter.

Tout le monde connaît les lieux : une maison paysanne flanquée d’une énorme grange-entrepôt, une vaste cour et un haut grillage clôturant le tout : le quartier général. Un outil devenu inutilisable -un manche de pelle est si fragile pour qui sait s’y prendre pour le casser n’est-ce pas ?- est encore le meilleur motif pour se présenter au Q.G. sans éveiller les soupçons. Le scénario est au point : dans l’entrepôt, l’un des deux fera semblant d’aller au bureau, attendra un instant dans le couloir, puis en ressortira en disant d’une voix suffisamment forte pour que tout le monde l’entende bien :  « On nous donne deux rouleaux, mais deux rouleaux seulement. »

Sitôt dit, sitôt fait. Nous approchant de la pile, l’un et l’autre, nous empoignons résolument chacun notre rouleau, le hissons sur l’épaule et en route. Nous quittons aussi naturellement que possible le local sous le regard étonné de trois ou quatre bonhommes, visiblement décontenancés et ne sachant que faire : dessaisir les voleurs du butin ou aller demander confirmation en haut lieu ? Ne dit-on pas que la chance sourit aux audacieux ? Toujours est-il que nous quittâmes les lieux sans être autrement dérangés, longeâmes le fossé sur un bon kilomètre et demi sans que le moindre Jaune, par ailleurs d’une extrême méfiance, ne daignât nous demander la moindre explication et, encore moins, de nous déposséder de la précieuse charge ! Diable ! ce qu’un rouleau de papier goudronné, déjà pas léger en soi, peut s’alourdir au fil de la distance. Mes jambes commençaient à lâcher et il me fallut serrer les dents pour franchir les derniers mètres. Il était temps qu’on me débarrasse du fardeau. Quelles émotions, mais aussi quelle satisfaction d’amour-propre : la cabane, notre cabane à nous fut la seule à pouvoir s’enorgueillir de posséder un joli revêtement en papier noir goudronné !

Comme l’artiste, qui regarde avec fierté l’ouvrage accompli, nous finîmes par ne pas rester totalement insensibles à la beauté plastique de ces surfaces impeccablement lissées de la longue et régulière balafre qui, en suivant le thalweg, reliait d’un énorme trait rougeâtre le village à la lointaine forêt. Après tout, cette saignée n’est-elle pas l’œuvre de nos mains ? Elle ne servira pas à grand-chose, c’est vrai ! Néanmoins, je serai même quelque peu déçu par la suite qu’aucun communiqué de presse n’y daignât faire la moindre allusion. Tant d’heures passées dans la boue et le froid, tant de sueur versée, n’auront même pas mérité une seule ligne de la part des correspondants de guerre. Même pas un mot, rien. Que le monde est injuste. La fourmi n’aura jamais droit aux félicitations du jury : le lampiste restera toujours un laissé-pour-compte...

Comme un attelage, aussi disparate soit-il, finit toujours plus ou moins par s’entendre, les membres de la Confrérie de la pioche auront, malgré tout, vécu là, dans la glaise mosellane, de bons moments. Le schnaps, traditionnel remède contre tous les maux, bien entendu régulièrement approvisionné, y apportait consolation et encouragement. Eh oui, inoubliables heures passées à boire, ou à apprendre à boire, la réputée potion...à même le goulot de la bouteille, bien sûr ! A rire des histoires les plus gauloises, à tirer au flanc et, aussi, par moments, à manipuler la pelle et la pioche. Enfin, ma participation à ce honteux viol de la terre de mon pays me donnera l’occasion de toucher mon premier salaire. Pas grand chose, il est vrai, rien que quelques misérables Marks : 32 Marks et quelques Pfennigs pour être précis. Toutefois cet insignifiant pécule provoquera l’ire, fort justifiée d’ailleurs, de la plupart de mes aînés. Qu’on en juge : Aloyse et moi-même, les deux benjamins de l’équipe, les guetteurs et les bons à rien, percevons une paie supérieure à celle des adultes ! Quelle affaire ! quand on sait que le salarié ne badine pas avec sa fiche de paie. Pour lui, la pire des injustices n’est-elle pas celle qui touche à son dû, à son argent ? C’est une honte, on bafoue l’honneur du travailleur. Quel affront que de voir des gamins mieux rétribués que l’ouvrier qualifié ! Et un flot de récriminations de s’abattre alors sur Dieu et les hommes. Pourtant, Dieu sait que nous n’étions pour rien dans cette discrimination salariale, pour une fois à l’avantage du plus petit. Fantaisie comptable, peut-être ? J’avoue ne pas entretenir de relations particulièrement amicales avec la comptabilité en général. Mais la technique comptable servant à l’établissement des fiches de paie, qu’elle fût d’inspiration germanique, comme alors, ou française, comme elle le sera par la suite, sera toujours pour ma petite cervelle une chose fort obscure. Déjà dépassé lors de cette première et houleuse paie, l’obscurantisme personnel en ce domaine ne fera que croître avec les ans !

Tel est pris qui croyait prendre… les vessies pour des lanternes !

Néanmoins, on ne pourra dire que l’humour aura fait défaut du côté du fameux fossé. L’un des personnages n’est autre qu’un vieux et madré paysan du village, bouilleur de crû de surcroît, qui est davantage préoccupé par la rentrée des récoltes et par l’état d’avancement de la fermentation des fruits que par l’avenir du Grand Reich. Voilà qu’un beau matin, alors qu’il faisait un froid de canard, l’homme déclara fièrement avoir trouvé la bonne maladie diplomatique qui le fera renvoyer dans son foyer : l’incontinence urinaire ! Pour les besoins de la cause, il s’oublia volontairement dans son pantalon et se présenta tel quel au médecin du camp de base. L’homme en blanc, m’a-t-on dit, se serait frotté les mains en disant : « Que voilà une bonne maladie, elle servira grandement les desseins du Reich. Pissez, mon cher, urinez et remplissez-nous bien le fossé, car c’est ainsi qu’on arrêtera les chars américains..! » Et le vieillard déconfit de reprendre sa place dans le fossé... sous les quolibets de ses compagnons. Etait-ce incontinence réelle ou de circonstance ? Je ne le sais. Mais ce qui est sûr, c’est que le pauvre vieux risqua fort, par le froid qu’il faisait, d’attraper réellement un refroidissement de vessie, à force de porter un pantalon mouillé toute la journée durant.

Les bêcheuses !

Aucun bras n’était alors de trop pour sauver la patrie en danger. Ainsi, nos honorables dames et insouciantes demoiselles, les appelées du dernier quart d’heure, durent à leur tour délaisser tricots et batteries de cuisine pour voler au secours du Grand Reich en déperdition. Le travail de la terre n’effarouche aucunement la fille de la campagne. La bêche n’a point de secret pour elle, seulement il lui faut la tenue appropriée. La jupe est peut-être bonne pour ratisser le jardin, mais la fonction de terrassière requiert des vêtements d’homme, non ? Donc, à défaut de pouvoir s’équiper chez un grand fabricant, les effets du mari, du frère ou du cousin feront l’affaire. Et, déjà, l’escadron des amazones du village, armes sur l’épaule, je veux dire la pelle et la pioche, de s’en aller prendre position sur la hauteur ouest du bourg pour y creuser au féminin un nouveau fossé anti-chars. Habillées de salopettes boudinées ou flottantes, selon la répartition des charges, dans d’épais pantalons de velours et de vestes boutonnées à droite, chaussées d’énormes souliers, les recrues de l’étonnante brigade de choc féminine ne firent pas moins virevolter les mottes de glaise ! Il paraît qu’on s’y amusait, malgré tout. Quel dommage, que les technocrates du IIIème Reich n’aient pas eu l’idée de constituer des équipes mixtes !

A l’ouest, du nouveau !

Emporté par la marée d’Avranches, le négrier nazi, la voilure en lambeaux, part à la dérive. Le vent a tourné. Maintenant, c’est le vent de la défaite qui souffle vers l’est et Eole entraîne dans ses tourbillons tout ce qui a intérêt à chercher refuge derrière la ligne du Rhin : le matériel et les hommes. Les routes de mon village en furent de plus en plus souvent encombrées, tant de l’un que des autres. Visiblement, il y a encore du carburant dans les pompes national-socialistes. Mais uniquement pour mettre le butin en sûreté, pas pour les hommes, surtout pas pour la catégorie d’hommes qui, pendant des journées entières, vont bientôt traverser le bourg d’ouest en est : des prisonniers de guerre russes en l’occurrence. D’où peuvent bien venir tous ces pauvres hères, déguenillés et harassés, qui n’ont presque plus rien de ce qu’on appelle une forme humaine. Il est vrai, que jamais mes yeux n’avaient vu pareil cortège, un troupeau de bétail tout au plus, qu’une cohorte de bouviers en feldgrau fait sauvagement avancer à coups de pied, coups de crosse, coups de gueule. Un troupeau, surtout, qui ne semblait jamais vouloir prendre fin. Interminable file de chenilles processionnaires, squelettes ambulants, robots déambulant, difformes paquets de chiffons, les hommes de l’Oural et du Caucase avançaient en silence, péniblement, traînant un pied après l’autre, comme si le geste naturel de faire un pas de plus mobilisait en eux toute l’ardeur de vivre. Ces milliers d’yeux fiévreux, seules parties mobiles dans ces visages mangés par la barbe, atones, n’exprimaient rien hormis l’abattement et une infinie tristesse. Quel est le destin vers lequel se dirigeaient ces épaves humaines, jeunesse d’un grand pays ? Combien seront-ils à réchapper des abattoirs ? Quelques-uns parmi eux réussirent, toutefois, l’exploit de se glisser dans des caves ou des sous-sols. Là, on leur donna à manger contre un pâle sourire en guise de reconnaissance. Dès la nuit tombée, ils disparurent dans l’obscurité pour l’impossible cavale : déjouer le flair des chiens, échapper aux battues organisées à leur intention et tenter de survivre, sans rien, dans une nature redevenue inhospitalière et, enfin, être pris en sandwich entre deux lignes de feu, en train de se constituer...

Paris déchiré est libéré. Paris est redevenu Paris : une capitale sans feldgrau. L’outrecuidance hitlérienne qui avait fait défiler ses fifres et sous-fifres sur les Champs-Élysées, toute déchirure qu’elle infligeât au cœur des Français, n’aura duré que le temps d’une cicatrisation. Et, déjà, la botte aryenne, inadaptée au pavé brûlant de Lutèce, n’a d’autre hâte que de le fuir et à refluer vers cette Germanie qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Déjà victime de la marée montante de 1940, ma pauvre Lorraine se trouvera cette fois-ci encore, et une fois de plus, sur le chemin du reflux, de la marée descendante. C’est bien là, hélas ! la lamentable fatalité historique des Marches de l’Est !

Quand on sait qu’il n’y a pire fauve qu’un fauve nazi blessé, on ne peut trop redouter ses méchants coups de griffes. Ses réactions, déjà normalement imprévisibles, le seront d’autant plus que la bête est harcelée par la meute des poursuivants. Tout est à craindre d’elle et l’arrivée des libérateurs, attendue et redoutée à l’instar d’un accouchement, quoique appelée de tout cœur, ne donnait pas moins lieu à une terrible appréhension : il n’est jamais très amusant de se trouver entre l’enclume et le marteau. Or, c’est justement là le privilège peu enviable que confère à mon village sa situation géographique. D’une part, la topographie des lieux -région boisée et terrain accidenté-, est tout ce qu’il y a de plus propice à la guérilla. Elle ne peut que favoriser les desseins d’une stratégie défensive. D’autre part, la localité est pratiquement contiguë à la frontière d’avant 1939, évidemment. Est-il raisonnable, dans une telle conjecture, de ne pas envisager une résistance acharnée et un redoublement de combativité de la part d’un défenseur sur le point de franchir le seuil de sa propre maison : l’Allemagne ?

Le moment n’est plus aux lamentations ni aux tergiversations, mais à l’action. Une longue et difficile bataille n’étant nullement à exclure, la prévoyance la plus élémentaire et le simple bon sens imposent deux mesures indispensables : créer des abris sûrs, c’est-à-dire fortifier les sous-sols, et constituer des réserves alimentaires.

La cave de la maison paternelle est presque entièrement enterrée. Même ainsi, elle est encore trop vulnérable selon l’avis du chef de famille. Celui-ci est mécanicien et ne jure que par le fer. Le fer et l’acier, pour lui, c’est ce qu’il y a de plus solide sur terre. Seul un blindage, c’est-à-dire un double plafond, réalisé avec ce noble matériau peut satisfaire ses exigences d’homme de métier. « On va blinder tout ça » décréta-t-il après une nuit de réflexion. « J’ai à l’atelier ces grosses et inutiles plaques de 40 mm ». En tant qu’ancien marin, il ne s’exprime qu’en millimètres et en pouces..! « comme ça, au moins, elle serviront à quelque chose ! ».  Il se débrouilla pour se procurer des traverses de chemin de fer. Avec toute la famille en renfort, il réalisa un échafaudage savamment entretoisé, un peu encombrant certes, mais tout compte fait fort rassurant par l’impression de solidité qui s’en dégageait. Les lourdes plaques de fer mises en place, juste sous le plafond, il se frotta les mains avec satisfaction en disant : « Ça y est, maintenant ils peuvent venir ; on est prêt ! »

Toutes les provisions disponibles ou trouvables : pommes de terre, farine, légumes secs, conserves de tous genres, flacons, bocaux, cartons, boîtes, tout cela, et bien d’autres, sont entassés au mieux sur les quelque douze m² de l’exigu réduit. Comme il n’y a pas de place pour les lits, le plateau supérieur de l’étagère à fruits devient couchette de fortune. D’ailleurs les matelas sont posés partout. Les adultes, le père, la mère et la vieille tante couchent par terre ; mon frère et moi reposons sur les... pommes de terre. Il y a quand même un matelas, mais la place est tellement restreinte qu’il nous faut adopter la position de fœtus... pour dormir.

Equipée et approvisionnée de la sorte, la forteresse familiale semblait en mesure de faire front à une siège d’une durée raisonnable. Il ne restait plus à ses occupants qu’à attendre la suite des évènements.

Les Grandes Orgues et les Pizzicati.

La façon moderne de guerroyer ne connaît plus aucune discrétion, les adversaires opèrent au niveau des décibels les plus élevés. Mes compatriotes ne vont pas tarder à l’apprendre à leurs dépens. Vers la fin du mois d’octobre 1944 donc, toute une série de grondements lointains, encore peu nets, commencèrent à intriguer sérieusement la population villageoise. Serait-ce déjà le canon ? Avant même que la question ne soit formulée, les vieux, ceux de 14-18, tout comme les moins vieux, ceux de 39-40, également heureux de pouvoir démontrer leur connaissance des jouets guerriers, décrètent avec assurance : « C’est l’artillerie ».

Le boulot et la guerre sont deux domaines où un homme digne de ce nom ne s’en laisse pas conter. On est pour ou contre, mais on a son opinion personnelle et on tient à l’exprimer. Les outils et les machines, il les connaît et en parle souvent. Mais rien ne rend l’homme plus loquace que les armes de guerre, c’est souvent son petit péché mignon, son côté hâbleur. Deux générations, deux guerres : on n’est jamais d’accord. Mais quand les armes se manifestent, finies les querelles, le soldat renaît. L’odeur de la poudre rend affirmatif, on sait de quoi on parle. « C’est l’artillerie » avaient-ils prédit, l’unanimité était pour une fois réalisée. On eut aimé qu’ils se trompassent, ils ne se trompaient point. Et ce fut bien le canon qui grondait au loin.

Et oui, le chaudron des servantes d’Arès (le dieu grec de la guerre), chauffé à l’ardente braise de la revanche, se mit à bouillonner du côté de l’Ouest. Bientôt il débordera et  déversera sur nos villages et campagnes, sur toute la région frontalière, toute couturée encore des cicatrices de 1940, le plomb fondu de la dévastation. Et l’animal humain effarouché de se réfugier au plus profond de son terrier... A l’attaque des premières notes, oh à peine quelques accords discrets, allait suivre, rien que deux jours plus tard, la première grande ouverture des registres de l’orgue infernal. Néanmoins, sûr de son jeu, l’organiste du Kansas ou de l’Illinois prend plaisir à ménager ses effets, alternant fugueuses attaques et longues pauses, sifflements aigus et assourdissants coups de cymbale, le tout assaisonné d’angoissants silences. Aussi, dès que les canonniers attaquaient une nouvelle mesure, le chien fou que j’étais se ruait au plus profond de la niche. Les autres en faisaient autant. Là, couché en boule, la truffe triste et les oreilles pendantes, je marquais chaque coup de cymbale par un tassement de plus. Et cela durait tant que durait l’infernale symphonie : une indescriptible suite syncopée de hurlements, de sifflements, d’explosions et de tremblements de terre. Eh oui, le pernicieux poison de la frayeur rongeant ses entrailles, l’animal tout à son instinct de conservation, se recroquevillait, se rapetissait, se faisait le plus petit possible. Et l’homme, être pensant, a beau se raisonner, son regard ne s’accroche pas moins désespérément à ces lourdes traverses de chemin de fer entretoisées et à ces épaisses plaques de blindage. Ce sont elles qui étayent son espoir et nourrissent son optimisme. C’est d’elles qu’il attend son salut, bien plus encore que les « Ave » du rosaire qu’il marmonne du bout des lèvres. Et ce fut une nouvelle accalmie. Or, c’est justement pendant ces périodes de trompeuse sécurité que l’effet de la claustration forcée agissait avec violence sur deux êtres en particulier : mon frère et moi-même. Nous manquions subitement d’air et d’espace. Un tel manque devient vite un insupportable supplice quand il est activé par le charbon ardent de la curiosité : que se passe-t-il à l’extérieur ? Il faut aller voir à tout prix. Respirer et voir... Qu’y a-t-il de répréhensible à cela ? Rien, ou si peu. Pourtant, ces exigences des plus naturelles devaient, par le veto paternel, régulièrement provoquer dans la cave familiale une virulente querelle, une de plus, entre les vieux et les jeunes. Entre la génération des parents, consciente des dangers et soucieuse de la sécurité, et la nôtre, celle des jeunes imprudents, indifférente aux risques courus et curieuse de tout voir, de tout savoir.

De toute la maison, seuls la cave et le sous-sol appartiennent encore au légitime propriétaire. Le grenier et l’étage sont abandonnés aux rongeurs. Le rez-de-chaussée est occupé par une section de jeunes SS, des gamins presque, mais surtout de frêles asperges imberbes que l’uniforme, dont ils sont affublés, vieillit prématurément et virilise faussement. En effet, ces garçons, dont les plus jeunes ont tout au plus 18 ans, descendent volontiers au sous-sol pour nous rendre visite, dès que le service le leur permet. Plutôt sympathiques, très polis, ils n’ont rien de la brute combattante qui balaie tout sur son passage. Bien au contraire, ils semblent plutôt dépaysés dans le monde des adultes dans lequel ils se trouvent. Visiblement, ils semblent même avoir une certaine prédilection pour les éléments féminins de la maison : la mère et la vieille tante. Comme s’ils tentaient de retrouver auprès des deux femmes, déjà âgées, une sorte de rassurante présence maternelle. Il est vrai que leurs gradés, eux aussi, pour la plupart, portent encore bien du duvet sur le menton !

Hier les bombes, maintenant les obus : l’apprentissage de la guerre se poursuit implacablement. Toutefois, c’est au niveau des réactions personnelles que se situe l’évolution la plus marquante. Certes, les nerfs sont toujours mis à rude épreuve, mais, singulière constatation, le système nerveux semble peu à peu s’accommoder à ce genre d’agressions extérieures. La frayeur prend une dimension plus tolérable. Finies la trouille sans nom, la panique totale des premiers éclatements de bombes ou d’obus, où chaque claquement, chaque sifflement présageait une issue fatale. Mais ni résignation, ni fatalisme, c’est la familiarisation progressive avec l’ABC du guerrier qui a fini par dissiper toute fébrilité inutile. Le combattant, fût-il en culottes courtes, a appris à faire la part des choses. Non seulement, il sait qu’un projectile qu’il entend siffler ou éclater ne lui est plus destiné, mais surtout son oeil averti sait repérer l’endroit de moindre exposition ou l’abri de circonstance. Bref, la connaissance des éléments de balistique a fait acquérir aux jeunes de ma génération une sorte de sixième sens : les sens du danger réel, c’est-à-dire savoir être taupe ou fouine selon les besoins. A force de côtoyer le danger, on finit par le mésestimer. Et nous le mésestimâmes de plus en plus, car avec le temps se mit à couler dans nos veines de gosses le sang-froid des vieux briscards. Additionné d’imprudence juvénile, un tel liquide supporte mal l’existence des troglodytes. Aussi, malgré les foudres paternelles, la moindre accalmie fut-elle bonne à abandonner le terrier familial. Un gamin qui sait faire la distinction entre un coup de pétard et l’explosion d’un obus ne se contente plus de jouer aux billes : il lui faut mieux. Nous inventâmes donc un nouveau jeu, plus en rapport avec les évènements : par exemple déterminer, en fonction de la durée du sifflement du projectile, la distance à laquelle se trouvait le canon expéditeur. Jeu quelquefois passionnant, mais pas nécessairement de tout repos. Surtout quand un projectile, plus individualiste que les autres, ou prenant des fantaisies avec nos prévisions balistiques, venait taquiner le groupe de trop près. Un plongeon généralisé et c’en était fait des élucubrations mathématiques. Vraiment, la boue et les maths semblent faire mauvais ménage ! Combien d’orties n’ai-je ainsi aplaties de mon corps, brassées de mes mains, écrasées de mon visage ? Ces mêmes orties qui sont la hantise des promeneurs aux jambes nues, combien de fois ai-je plongé, tête première, dans ces redoutables végétaux, justement parce qu’ils ont la déplorable tendance à proliférer au pied des murettes, l’endroit idoine pour échapper aux éclats. Mieux même, je m’y suis vautré sans ressentir la moindre morsure, tant il est vrai que le sifflement ou l’explosion d’un obus élimine tout souci de choix quant au terrain... d’atterrissage. Même le décrié tas de fumier, que la tradition mosellane tenait alors à placer devant les maisons, constitua plus d’une fois la providentielle aire de réception. Que faire d’autre dans ce cas ? On plonge, et c’est tout ! Les démangeaisons, l’écœurement ou la nausée, s’il y a lieu, auront tout le temps de se manifester après coup !.................................

Quand on préfère les piqûres d’orties et l’odeur de purin à la pénible promiscuité et à la fallacieuse sécurité de la forteresse familiale, toute occasion est bonne à s’en échapper. Même la journalière corvée de lait devient alors une sortie impatiemment attendue. Il faut dire qu’en ce temps-là, dans nos villages, le consommateur allait encore s’approvisionner directement chez le producteur : une charge généralement réservée aux enfants du foyer. Eh oui, quelle corvée, naguère, que celle du lait. Auparavant, mon frère et moi nous nous disputions pour ne pas y aller. Maintenant, nous nous battons pour avoir droit à ce privilège. Surtout, -or là est toute la différence-, c’est que grand-mère habite presque à l’autre bout du village. L’occasion idéale, n’est-ce pas ? pour rencontrer les copains, de discuter des évènements et de partager fraternellement la même mauvaise cigarette ? Tout cela vaut bien quelques risques et émotions fortes, non ?

Des émotions fortes ! Etions-nous encore capables d’en éprouver réellement ? En effet, qu’est-ce encore qu’un obus qui éclate, quand le feu d’artifice est pratiquement au menu de chaque jour ? Qu’est-ce, aussi, une maison qui flambe, quand les incendies se multiplient ? A peine un avertissement, mais sûrement pas une leçon. Un incident ou un accident, déplorable certes, mais vite oublié. Un ouf de soulagement ou un juron de défoulement, selon l’état d’âme du moment ou la proximité de l’endroit de la chute du projectile. Et, pourtant, Dieu sait qu’il y a eu jusque-là de quoi échauder les plus intrépides. Je me rappelle, en particulier, l’horrible langue de feu d’un obus en fin de course qui, un soir, m’a littéralement léché le bout du nez ! Ce jour-là, à la tombée de la nuit, j’allais chez ma grand-mère faire provision de lait pour le lendemain. Le pot à la main, je suivais tranquillement le long et sombre couloir de la vieille maison pour me rendre au sous-sol où je savais toute la famille réunie. Alors que j’arrivai à la hauteur de la descente à la cave, pratiquement en bout de couloir, un éblouissement inouï brouilla soudain ma rétine : j’eus l’impression de basculer dans un volcan en fusion, happé par une avalanche de feu qui, proche à toucher, traversait le jardin ! Puis, un rugissement effroyable et une détonation assourdissante. Et, déjà, je me retrouve totalement sonné, incapable de comprendre ce qui m’arrive, couché nez à terre au bas de l’escalier de la cave, les jarrets une fois de plus rapides que l’esprit. Un instant plus tard, le silence revenu, ressaisi, j’ose jeter un coup d’œil par la porte donnant sur le jardin. O stupéfaction ! Dans le prolongement du bâtiment, à 30 mètres de là, se dresse un énorme champignon de poussière. En se dissipant, celui-ci laisse peu à peu apparaître un immense cratère, à l’endroit où hier encore se dressait un hangar ! !

Ce soir-là, j’ai rapporté à la maison un pot fortement cabossé et, aussi, je ne sais combien d’ecchymoses. Rien de bien grave, quoi ! car, que sont quelques bleus de plus ou de moins, quand on a 16 ans ? N’est-ce pas l’âge où il faut plus d’une bosse pour faire rentrer la raison.

Les bombardements par l’artillerie étant devenus de plus en plus intenses, mon père dut malgré lui accepter la venue dans le réduit familial d’une vieille tante maternelle mais, hélas aussi, la présence de son époux.

Ce dernier avait, évidemment, dédaigné de fortifier son énorme sous-sol en temps utile. Et le vieil homme comprit, mais un peu tard, qu’un béat optimisme n’est que bien maigre protection contre l’artillerie du XXème siècle. En fait, sa maison qu’il disait invulnérable, ayant été quelque peu maltraitée par d’irrespectueux projectiles, et son système nerveux ayant été plus malmené encore, l’imprévoyant vieillard, faisant taire sa fierté, s’en alla chercher refuge chez sa voisine, sa nièce par alliance en l’occurrence. Il faut bien que la parenté serve à quelque chose, n’est-ce pas ? Quand tout le monde vous appelle parrain, on fait partie de la famille, non ? Est-ce qu’on refuse d’héberger un tonton dans la misère ?

C’est ainsi que par une froide matinée du chaud mois de novembre, alors que les canonniers d’en face se contentaient tout juste d’allumer quelques pétards mouillés, la porte de la cave, violemment repoussée vers l’intérieur, céda le passage à l’imposante stature du tonton Célestin et de sa minuscule épouse. « Nous voilà ! » grogna-t-il dans son épaisse et broussailleuse moustache, posa son barda et...refusa de repartir ! Que faire ? On se serra un peu plus.

Tiens ! Tiens ! L’abri semblait être à la convenance du prestigieux héros de la Grande Guerre, le chroniqueur averti, le baroudeur de tous les coups durs. Monsieur prit ses aises. Pourtant, Dieu sait combien, à l’époque de sa réalisation, il avait raillé l’idée d’utiliser des plaques de fer pour confectionner un double plafond. « On a peur, les jeunes, hein ! ».

Singulier revirement du guerrier vieillissant : ne revendique-t-il pas maintenant ce qu’il a tant décrié hier ? Mon père qui bouillonnait de rage contenue finit par accepter l’intrus par pure sympathie pour la bonne vieille tante. Pauvre vieille, en effet. Non seulement victime de la tyrannie conjugale durant plusieurs décennies, elle a, de surcroît, été fortement ébranlée par l’envoi en Silésie, 22 mois plus tôt, de son gendre adoptif parti en déportation. (Sa fille, en réalité une sœur cadette de ma mère qu’elle avait adoptée toute jeune et élevée, parce que ménage sans enfants, n’avait échappé à la déportation qu’à cause de son état de grossesse trop avancée et, pour cette raison, elle fut jugée intransportable. Et, à heureux événement, heureuse conclusion. Apparemment oubliée par la Gestapo, elle n’a jamais plus été inquiétée par la suite.) Courage et abnégation font peut-être partie des vertus essentielles du bon soldat, un peu de sang-froid au bon moment et de la chance peuvent en faire un héros. Néanmoins, un tel homme saurait rester modeste. Mais un héros d’opérette ignore la modestie... !

Car l’entrée en scène du parrain, le glorieux survivant du Chemin des Dames allait, rien que par sa présence, entièrement empester l’atmosphère des lieux. Certes, l’obscure guerre des sous-sols mosellans ne valait pas, loin s’en faut, la glorieuse épopée des tranchées champenoises. Mais cette anonyme existence de troglodytes, sans être marquée du sceau d’un héroïsme exaltant, faite de périodes d’angoisse et d’espoir supportées en silence, avait tout de même été empreinte d’une relative sérénité, du moins jusqu’au jour de son arrivée. Par ses éternelles jérémiades, le vieillard en fera un enfer, en sursautant au moindre bruit, geignant au plus petit sifflement et pleurnichant dès que deux explosions un peu plus violentes que les autres se faisaient entendre.

Lui, qui disait la prière l’arme des faibles, priait plus haut que tous les autres ! Il incitait sans cesse les femmes à réciter le chapelet et tançait vertement ceux qui manquaient quelque peu d’ardeur mariale... Excédé par tant de couardise de la part d’un homme, le maître des céans empoigna un soir la femmelette et le mit en demeure de se taire ou de quitter les lieux. Il ne quitta point les lieux, mais avoua, marri, n’avoir de sa vie jamais mis les pieds dans la moindre tranchée..!! Aveu ahurissant, n’est-ce pas ? Mais le héros déchu ne pardonnera jamais à mon père cette défloraison du lys de son énorme amour-propre.

Depuis un bon moment déjà, l’ouïe, affûtée à la meule des résonances guerrières, semblait discerner un changement progressif dans la tonalité des coups de feu. Les tirs de canons se firent de plus en plus nets, les batteries étaient donc de plus en plus proches. L’éclatement des projectiles a lieu dans le lointain, dans notre dos. Les obus, sifflant loin au-dessus de nos têtes, épargnent maintenant le village et ses environs immédiats. Ils poursuivent, là-bas vers l’est, au-delà de la frontière, leur triste besogne de destruction. Et les experts ès-canonnade aussitôt de déduire : le front se rapproche, le grand chambardement se prépare.

D’ailleurs, c’est déjà le lendemain, le 29 novembre 1944, au petit matin, qu’un son nouveau, un insolite bruit de crécelles, jette les reclus de la cave familiale à bas de leur inconfortable couchette et les précipite vers la sortie. Que se passe-t-il ? On dirait des pétarades de légères armes à feu ! Tout le bas quartier du village est hélas ! plongé dans le brouillard. La visibilité est des plus mauvaises : on n’entend rien, on ne voit rien, hormis quelques formes vaguement humaines, presque des fantômes. Les plus proches voisins, tout comme nous, sont agglutinés sur le pas de la porte, en quête de quelque nouvelle. L’avidité de savoir est d’autant plus forte que depuis de longues heures personne n’est plus au courant de rien. La radio officielle, à condition toutefois de pouvoir capter encore ! est peu loquace quant au front de l’ouest, celui qui nous intéresse avant tout. De toute façon, elle ne contente plus personne. Le téléphone arabe fonctionne parfaitement, mais les nouvelles colportées sont telles qu’on a peine à leur accorder foi.

Toutefois, en ce matin du 29 novembre, une bombe de taille, sans être de dynamite, allait ébranler le quartier tout entier : Les Américains sont en haut du village !! Est-ce Dieu possible que le grand moment, tant appréhendé, tant attendu, soit déjà arrivé ? Où sont les Libérateurs ? Qu’on leur fasse la fête !

Hélas ! adieu la fête. Ils ont été là, c’est vrai, mais juste au petit jour, juste le temps d’une aube brumeuse, seulement. Et ils ont disparu à nouveau. Mais on les avait vus : trop révélatrices sont les traces laissées par leur éphémère incursion. On se perd en conjectures, on cherche des explications, on pressent le pire. L’indigeste infusion d’orge grillée, pompeusement appelée café, ce matin-là plus infecte que jamais auparavant, refuse de descendre le gosier.

Tout à coup, vers les 9 heures, nous parvient du rez-de-chaussée le bruit d’un véritable remue-ménage : on aurait dit une bande de joyeux lurons de retour de bordée ! « Nom de D.., les Prussiens sont revenus ».

Le juron paternel a le don de résumer on ne peut mieux la situation. Elle est claire, tout le monde a compris. La désillusion n’est que plus amère. « Les enfants, c’est maintenant que ça va barder ! ».

Quelques minutes plus tard, un jeune SS fait irruption au sous-sol et déclare avec fierté : « ça y est, on a fichu les Yankees dehors ! En voilà la preuve » dit-il en jetant négligemment sur la table une boîte de ration américaine entamée. Sortant deux barres de chocolat de ses poches, il nous les offre d’un geste satisfait en disant : « On leur a fichu une de ces trouilles !…. ».

Jeune Bavarois de 17 ans, il était depuis environ quinze jours dans la maison. Plusieurs fois, il était venu au sous-sol pour nous rendre visite : je commençais à le connaître. Garçon très poli et sympathique, il était simplement un peu hâbleur, comme on l’est facilement à cet âge. La croix gammée, qu’il portait à son bras, n’avait, visiblement, pas encore altéré l’esprit espiègle qui habitait ce jeune étudiant qui, six mois plus tôt, avait dû troquer le short contre l’uniforme SS. Lui et ses camarades ne venaient-ils pas de jouer un bon tour aux grands frères d’Outre-Atlantique ? Il en était tout content... hélas, il fut le seul à s’en réjouir.

Il ne pouvait évidemment pas comprendre qu’à chaque parole il tournait un peu plus le couteau dans la plaie. Il poursuivit la narration des évènements : « nous nous étions joliment planqués aux abords du village, dans les vergers et les jardins, avec consigne de ne faire feu en aucun cas. L’ennemi arrive, ils investissent maison après maison, en vain : il n’y a personne. Visiblement trompés par les apparences, considérant sans doute la localité abandonnée, ils poussent leur avance jusque vers le pont du ruisseau, là où se trouve la grande grange. Arrivés là, les Amiss’ (terme du jargon militaire allemand pour désigner les Américains. Les fantassins U.S., quant à eux, qualifient les Allemands de Krauts = choux, Ndr) s’installent sur la paille et le foin, qui y sont entreposés, pour tranquillement faire honneur au breakfast. « Quelle chance pour nous, on leur tombe dessus comme un gerfaut sur un vol d’étourneaux. La surprise est totale. Là et dans les maisons du voisinage, nous cueillons quelque 150 à 200 prisonniers, aux moindres frais. Bref, tout marche comme sur des roulettes et presque pas de bobos, ni d’un côté, ni de l’autre. Le vide réalisé, nous n’avons plus qu’à prendre place à la table richement garnie de l’Oncle Sam ! Or, c’est là que les ennuis commencent. A force de manger et d’abuser des rations des G.I.’s, –il est vrai que les pauvres en avaient un peu perdu l’habitude, ce qu’ils reconnaissaient eux-mêmes - nous avons tous été, et le sommes encore, malades comme des chiens. Ah oui, si les Amiss avaient eu l’idée de revenir à ce moment-là, ils nous auraient tous ramassés à la...pelle ! ».

Malades, en effet, ils l’étaient ces redoutés combattants du Grand Reich. Pour s’en convaincre, il suffisait de les entendre dégringoler les escaliers de la cave et de les voir, la mine défaite, défiler au pas de charge en direction des W.C., alors encore situés à l’entrée du jardin. Qui eût pu croire que les calories en conserve à la mode d’Outre-Atlantique constituaient une arme autrement plus redoutable pour la résistance germanique que le fusil à répétition le plus sophistiqué de l’Alabama ou du Texas ! Dire qu’il eût suffit que les G.I’s fassent un petit kilomètre de plus, qu’ils retardassent leur breakfast de quelques dérisoires minutes pour libérer tout un village de la hantise de l’avenir ! Oh ! ce n’est pas tellement le fait de n’avoir pas été libérée ce matin-là, qui chagrinait alors la population, anxieuse de son sort. On savait le train du destin sur les rails et que rien, désormais, ne saurait l’arrêter, que le raz-de-marée sera pour bientôt. Affligeante constatation n’est-ce pas ? que celle qui consiste à savoir que l’évitable est maintenant devenu inévitable, à cause d’une pause casse-croûte mal choisie ! En effet, qu’on le veuille ou non, un chef militaire, quel qu’il soit, fût-il chevaleresque cow-boy, n’aime pas perdre inutilement ses hommes. La perte de tant de combattants fait réfléchir. Un tel revers appelle vengeance : le nid de résistance se doit d’être éliminé.

Déjà échaudé une première fois, comment l’attaquant allait-il réagir ? Que fera le défenseur ? Pour quiconque connaissait l’armée alliée, la puissante Armada qu’elle avait mise sur pied entre temps, d’une part, et la farouche détermination dont on savait capables les SS, d’autre part, les perspectives d’une telle empoignade n’auguraient rien, mais vraiment rien de bien réjouissant. Surtout que cette fois-ci nous ne pouvions que nous trouver au beau milieu de l’arène, où allaient en découdre l’Aigle et l’Alligator. Est-il un être sensé qui accepterait de gaieté de cœur de se trouver sous une telle mêlée ? Sombre perspective, s’il en est. Mais hélas ! c’est ainsi que commença pour nous la longue et terrible attente. Une attente qui devait durer une semaine entière, jour pour jour. Etrange semaine que celle-là. C’est le calme plat sur toute la ligne. L’artillerie s’est tue, aucun uniforme d’aucune sorte dans les rues : la guerre semble s’être arrêtée... ! Ni amis, ni ennemis. Bref, c’est le parfait no man’s land.

Le village appartient à nouveau aux villageois. Mais l’œil de Berlin et celui de Washington ne peuvent pas ne pas être là. Du premier, on ne sait rien, mais le second n’est pas loin : on le sait, on l’a vu. En effet, les G.I’s sont sur les hauteurs ouest du village, derrière le cimetière: ils sont à portée de voix. Mais pas n’importe où, oh non. Ils ont en quelque sorte pris place dans un lit préparé d’avance ! Eh oui, ils se sont retranchés dans le fossé même que, paradoxe inattendu, nos femmes et filles avaient creusé, quelques semaines plus tôt, dans le but de leur interdire le passage ! Hélas, ils semblent s’y complaire. Bonté Divine ! Qu’attendent-ils ? Que peuvent-ils bien fabriquer là-haut ? Ne voient-ils pas qu’ils assiègent un village libre de tous défenseurs ? Là ils sont et, là, ils attendront huit longues journées, hélas !

La Trêve

« Les Américains ont été là ! ».  Que voilà une nouvelle de taille ! Je ne tiens plus en place, il me faut m’assurer du bien-fondé d’une telle affirmation. En savoir plus, aller contrôler sur place, là près de la grange que tout le monde connaît, la véracité des paroles du jeune Bavarois. 

O consternation ! : il a dit vrai. En effet, hélas ! seule une troupe attaquée par surprise et mise en déroute peut abandonner autant d’objets sur place. Car, là, c’est bien la revue de détails de l’équipement du parfait G.I. qui est étalée sur la place publique : armes, cartouchières, casques, boîtes de rations plus ou moins entamées, et que sais-je encore ? Mais surtout des fusils, des mitraillettes, des grenades à main et des munitions en veux-tu en voilà..! Quelle aubaine pour un garçon que de tomber sur un tel trésor : de vraies armes avec tout ce qu’il faut pour s’en servir. La tentation est trop forte pour ne pas mettre en lieu sûr l’un ou l’autre de ces jolis bijoux, de faire une réserve de munitions. Ni vu, ni connu : l’occasion, je le sais, a fait bien des larrons. Qu’il eût été beau de pouvoir essayer à la minute même ces magnifiques jouets. Déjà nous repérons (par anticipation) les pigeons, voire les poules ou même les matous, pour en faire la cible du moment. Pas de pitié pour la gent ailée, même si les évènements leur ont été des plus funestes jusque-là, mais pour d’autres raisons, évidemment ! L’instinct chasseur, hérité du fond des âges, eut, par nos mains, fait de nouvelles victimes parmi ces innocentes bêtes si une étincelle de bon sens, ou plus simplement une certaine réaction de prudence, acquise au contact des évènements vécus, ne l’avait emporté de justesse sur une aussi alléchante tentation. Tirer un coup de feu, un seul, rien que pour voir : une fantaisie de gamin, néanmoins, personne n’osa le faire. Pour l’instant, toutefois, ce n’était que partie remise, car les artificiers, momentanément sevrés, trouveront amplement l’occasion de se rattraper plus tard.

Faute d’autres occupations, les villageois commencent par faire le tour du propriétaire, reprennent possession des rues, tout étonnés qu’ils sont d’être à nouveau maîtres chez eux. Troglodytes ressortis des terriers et des souterrains, ils s’assemblent timidement par petits groupes et discutent à voix basse. Ils sont pris au dépourvu par cette trêve inattendue, décontenancés par l’absence du bruit des canons. Ce silence inhabituel, cette ambiance feutrée de chapelle toute chargée de mystère, impressionnante, semble imposer la loi du silence à la Création entière. Et les cordes vocales des humains, comme brisées par le retour à l’air libre, se mettent étrangement au diapason du vide sonore, adoptant presque le ton du chuchotement. On dirait que l’homme craint, par l’élévation de la voix, de déclencher à nouveau le déchaînement des évènements. Les heures passent. Les journées aussi. Les nuits succèdent aux journées : toujours rien. Diable ! que peut-il bien se tramer de part et d’autre ? L’attente devient insupportable et l’incertitude quant au lendemain, tel un poison, instille le goutte-à-goutte insidieux dans l’organisme. Elle s’y propage jusqu’aux terminaisons nerveuses : la tension croît, va jusqu’à l’intolérable. Et cette semaine d’accalmie, loin d’être une période de répit pour les libérés en sursis, sera en fait la semaine la plus éprouvante qui puisse se concevoir. Grand-mère n’habitant qu’à une centaine de pas de la fameuse grange, je décidai donc d’aller faire un tour de ce côté-là, surtout que je n’avais pas vu la brave vieille depuis quelques jours. Je n’eus pas le temps de franchir le seuil de sa porte d’entrée, que déjà elle s’élança à ma rencontre, visiblement dans tous ses états. « Qu’y a-t-il ? ». Sans prendre la peine de répondre à ma question, elle m’empoigne par le bras, me traîne au pied de l’escalier qui monte à l’étage et me chuchote à l’oreille : « vite, monte, il y a un Américain là haut ! Tu sais bien l’anglais, non ? ». Qui ? Quoi ? Un  Américain !! Je tombe des nues. Connaître l’anglais, c’est beaucoup dire. Il est vrai, que cela fait juste deux années scolaires, que l’on s’efforce en classe à me faire digérer les rudiments de la langue de Shakespeare. C’est un peu juste, il faut le reconnaître, pour réussir un premier test. Néanmoins, dans ma naïveté de gamin, je m’imaginai qu’il suffisait de savoir ânonner : « My taylor is rich... » pour croire que la langue américaine ne pourrait plus avoir de secrets pour moi. Amère désillusion ! Et je grimpe les marches de l’escalier, l’estomac ô combien noué par l’émotion. Un mélange d’appréhension et de fierté, toutefois. Un gosse n’est-il pas toujours fier de faire étalage de son savoir ? C’est ainsi, que je vis de près mon premier G.I., dans la chambre à coucher de ma tante. Oh ! qu’il est jeune, long et mince, il a tout au plus 2 à 3 ans de plus que moi. Asperge imberbe et couverte de taches de rousseur, le pauvre est pâle, il tremble... il tremble autant que moi, ce qui n’est pas peu dire. Dire que je m’attendais à rencontrer un de ces impressionnants et barbus guerriers que rien n’émeut, ni arrête : un de ces héros qui se sont joués du Mur de l’Atlantique !

« Good morning, Sir » bégayai-je, enfin prêt à entamer les négociations. Dieu ! qu’ai-je fait là ? Car, ce que je crus être une formule de politesse, fut en fait la formule magique à mettre en marche une turbine à paroles. Toujours est-il que cet étonnant Sésame ouvre-toi déclencha instantanément chez ce brave citoyen de l’Oncle Sam, l’ouverture de je ne sais quelle vanne de trop plein : une avalanche de sons débités au rythme d’un mustang au galop, une sorte de gargarisme infernal auquel, ô stupéfaction ! ma petite tête ne comprenait rien, mais alors rien du tout ! ! ! Que m’arrivait-il ? Emporté, ballotté, noyé par le raz-de-marée verbal, j’eus soudain l’étrange sensation d’être victime d’une panne totale de la faculté de compréhension. Aucun doute, le moteur ne tournait plus faute de carburant approprié ! Eh oui, je dus me rendre à l’évidence : mon anglais à moi ou du moins ce que je croyais en être n’avait rien de commun, ou si peu, avec son américain à lui. Visiblement nous n’avions pas étudié les mêmes bouquins. Certes ! je savais que le mécano de Boston parlait autrement que son collègue de Houston ou de Leeds. Et ce sera un instituteur new-yorkais dont, ô surprise, je comprenais la langue, rencontré un peu plus tard, lui aussi G.I., qui m’apprendra que le parler texan avait autant d’affinité avec celui de l’étudiant de Harvard que l’idiome du berger cévenol avec le viticulteur du pays d’Anjou. M’accrochant désespérément, je le faisais répéter encore et encore. Les gestes suppléant le plus souvent à la parole et assurant l’essentiel de la conversation, je finis toutefois par comprendre son histoire. Tous ses camarades avaient été faits prisonniers, lui seul avait échappé au sort commun grâce à la présence dans la chambre d’une providentielle grosse armoire. Il s’y était fourré. Il souhaitait rejoindre son unité ! Rassemblant laborieusement mes quelques connaissances livresques sur la nature, la faune et la flore, -un genre de vocabulaire que l’on semblait particulièrement apprécier dans nos cours de langue ! et sans conviction aucune, ma belle assurance du début ayant depuis longtemps fondu comme neige au soleil -, je m’efforçai de lui indiquer le chemin à travers champs à suivre pour avoir une chance de retrouver ses compatriotes. J’ose espérer qu’il soit arrivé à bon port. Je quittai les lieux, déçu et furieux contre moi-même, jurant qu’on ne m’y reprendrait plus à vouloir faire fonction du Monsieur bons offices. Qu’ils se débrouillent sans moi !

Arrivé à proximité de l’école, un copain me tape soudain sur l’épaule en disant : « dis donc, toi qui connais l’anglais, viens voir ce que j’ai trouvé ! ». J’ai envie de le planter là et de fuir. « C’est une remorque avec plein de boîtes dedans » continua-t-il, et s’il y avait de quoi manger là-dedans ?  Je me laisse convaincre. « Allons-y. »

Aussi, à quelques mètres de là, derrière une avancée de mur, je découvre une remorque de l’Armée US, recouverte d’une bâche. Cette dernière enlevée, nous avons devant nous, parfaitement rangée, toute une série de boîtes et de cartons. Cela mérite investigations et, là, pour une fois, mon anglais servira à quelque chose.

Je déchiffre fébrilement, même si je ne comprends pas tout. Une chose est sûre : il n’y a ni dynamite, ni poison, mais surtout, au fond de la remorque une caisse contenant des boîtes de rations. Aha ! voilà du positif... Empoignant la caisse, nous la faisons nôtre sans autre forme de procès et partageons fraternellement. Que voilà un utile butin de guerre ! C’est ainsi que nos familles, illégalement conviées à la table de l’Oncle Sam, allaient faire connaissance avec la gastronomie yankee en boîtes. Personne n’a jamais goûté aux spécialités culinaires des States, aussi est-ce la cuisine surprise : du fromage au jambon, des viandes sucrées ou à la gelée, des betteraves rouges au sirop et que sais-je encore !

Quoi qu’il en soit, j’ai personnellement eu quelques problèmes de salivation et de rétablissement du pH normal. Apprécié ou non par les papilles gustatives mosellanes, cet apport fort imprévu en matière de protéines, glucides et lipides du Nouveau Monde allait améliorer, au moins pendant quelques repas, les sempiternels plats de pommes de terre et autres préparations à base de choux en tonneau et de légumes secs.

Bref, c’est l’extra : le soupçon d’originalité, la pincée d’exotisme en pleine période de pénurie. Manne pour d’aucuns, la mise main basse sur une partie du contenu de ladite remorque de l’US Army me causera bien des ennuis. Oh ! ce n’était pas par scrupule pour l’indélicatesse commise à l’égard de la future armée libératrice : la sublime notion du respect du bien d’autrui n’était nullement en cause. Seuls la gloutonnerie et un déplorable penchant au tabagisme sont à incriminer : trop croqué de chocolat made in USA, trop fumé de tabac from Virginia, trop abusé de trop de bonnes choses ! Eh oui, il faut le dire, les Yankees étaient gens prévoyants : ils avaient fort bien garni leurs boîtes à ration. Non seulement il y avait là de quoi remplir un estomac, mais aussi d’agréables ou d’utiles à-côtés comme du chocolat, des cigarettes, du chewing-gum, voire du papier... hygiénique et des préservatifs !

La famille passait alors l’essentiel de son temps dans la grande buanderie-cuisine du sous-sol, devenue salle de séjour de circonstance. Car la cave n’est pas loin, et il valait mieux être à proximité de l’abri : on ne sait jamais. Depuis trois jours, le village appartient aux villageois : personne n’a aperçu le moindre uniforme dans les rues de la localité. Pas de soldat au village et, à plus forte raison, dans la maison.

Aussi, qu’elle n’est pas la surprise ce matin-là, alors que la famille réunie prenait son petit déjeuner, de voir un homme en feldgrau rentrer par la porte, venant du côté de la cave ! C’est un homme d’une quarantaine d’années. Il se dit Autrichien et commence à parler de cette fichue guerre, qui n’en finit plus. Il a raison, il serait difficile de n’être pas de son avis. Et il continue à décrire avec un pessimisme outrancier la situation désespérée dans laquelle se trouve l’armée prussienne dont depuis quelque 5 ans il portait à contrecœur le dégoûtant uniforme !!! (en fait, le terme employé est nettement plus trivial). « Parlez-moi de la glorieuse armée prussienne, des SS : tout cela c’est de la m... !, rien que des salopards, tous des bandits » ! !

Nous sommes stupéfaits, abasourdis. On serait choqué à moins, non ? Personne ne sait quelle attitude adopter : et si c’était de la provocation ? Les Fridolins ne sont-ils pas capables de tout ? Mon père essaie bien de calmer l’homme, mais en vain. Le soldat n’est plus à arrêter. Libérant visiblement son trop-plein de rancune contre tout ce qui est prussien et allemand, cet homme d’âge mûr se met à traîner dans la boue l’uniforme qu’il porte et tout ce que ce dernier est sensé symboliser. Ses paroles deviennent de plus en plus virulentes et son réquisitoire de plus en plus violent. Enfin, oubliant toute retenue, c’est presque en hurlant qu’il traite Hitler de dangereux illuminé et ses sbires d’abjectes créatures capables de violer mère et sœur pour arriver à leurs fins... !!!

Que dire après une telle accusation ? Mon père se tait, lui se tait, tous nous nous taisons, assommés que nous sommes par ce coup de matraquage verbal. Certes, on sait par ici que l’animosité qui oppose l’Autrichien à l’Allemand, et au Prussien en particulier, et vice-versa, n’est pas un vain mot. Mais quand même, l’accusateur ne vient-il pas d’aller un peu loin ? Au bout d’un moment de pénible silence, le soldat sort de sa poche une photographie toute fripée : « voilà ma famille, ma femme et mes trois gosses. Voilà, aussi, la petite ferme qui est la mienne. Ma femme est malade, la ferme périclite faute de quelqu’un pour s’en occuper. Et moi ? Moi, qu’est-ce que je fais pendant ce temps-là ?  je parcours l’Europe et l’Afrique pour jouer au petit soldat. J’en ai marre ! Dire, que cela fait près de cinq ans que je sacrifie les miens à ce jeu-là... ».

Eh oui, cet homme n’est ni un fou, ni un provocateur. Il ne peut pas l’être, il est simplement à bout de nerfs, au bout de la résistance humaine. Empochant sa photo, il annonça sans détours que deux de ses camarades et lui-même avaient pris la décision de se cacher dans notre grenier dans l’intention de se rendre aux troupes alliées, qu’ils se trouvaient là depuis trois jours. Et dire que nous avions cru la maison débarrassée de toute soldatesque ! Toujours est-il que les paroles de l’inconnu exprimaient tant de sincérité, que mon père se mit à le tutoyer : « Alors, tu veux filer. Bien, je te donnerai un coup de main. Va te planquer. Ce soir, si la voie est libre, je vous ferai signe... » L’homme en feldgrau lui serra la main en silence et s’en retourna au grenier, rejoindre ses camarades. « Tiens ! tiens !, ne puis-je m’empêcher de penser, voilà la deuxième fois déjà que ce grenier accorde refuge à des déserteurs de l’armée allemande ». En effet, moins d’un an plus tôt, un jeune homme d’un village voisin, incorporé de force, mais ayant refusé de rejoindre son unité à l’issue d’une permission comme tant d’autres Mosellans d’ailleurs, y avait trouvé refuge. Peu disposé à jouer à l’homme des bois et afin d’échapper aux inévitables perquisitions à son propre domicile, cet ancien ouvrier de mon père y vécut plusieurs semaines. Là, tranquille, et nullement dérangé, le brave garçon eut tout son temps pour aménager sous la paille, avec lumière et couchette confortable, un abri à peu près décent, dont profitaient maintenant les déserteurs du pays de Johann Strauss.

« Trois jours sans manger » bougonna ma mère, une femme dont la sentimentalité se limite essentiellement à rassasier les affamés et à réchauffer les frileux. « Trois jours sans manger » s’insurgea-t-elle, « ils doivent être morts de faim : il faut leur donner à manger. Justement, il me reste encore un peu de soupe de pommes de terre, je vais la faire chauffer et tu iras la leur porter » fit-elle à l’intention de mon père qui opina de la tête, pour une fois d’accord avec l’initiative de son épouse. Dès que la soupe se mit à fumer, mon père se saisit de la casserole. Je le précède dans l’escalier, curieux de connaître le bivouac des trois hommes. Lorsque j’arrivai au rez-de-chaussée avec une longueur de couloir d’avance sur l’auteur de mes jours, la porte d’entrée, fermée à clé, s’ébranla sous de violents chocs, apparemment des coups de poings ou de pied, alors qu’une longue silhouette se profile vaguement à travers le rideau de la partie vitrée d’un des battants de la porte. « Aufmachen ! » (ouvrez) vocifère la voix derrière la porte. Cette voix à l’éclat métallique, perforant l’épais bois de la lourde porte, se vrille dans mes tympans et me fige sur place. Un ordre aussi net et tranchant ne peut provenir que d’un homme habitué au commandement. L’aboiement est trop celui d’une cour de caserne prussienne pour que l’on puisse encore douter de la nationalité de l’inconnu. J’obtempère, que faire d’autre ?

Et, aussitôt, un faciès aussi engageant qu’une tête de vipère s’encadre dans la porte. Un visage triangulaire, osseux, tout en arêtes, rendu plus anguleux encore par le casque, un nez en lame de couteau, deux agates de glace scintillant au fond d’insondables orbites. Toutefois, de cet homme de haute stature, tout en capote, bottes et casque, incontestablement un officier SS -je ne connais rien dans les galons de la funeste corporation -je ne vis d’abord que la gueule menaçante du pistolet qu’il tenait à la main. Dieu ! ce que l’œil au reflet bleuté du canon d’un tel machin, directement braqué sur le creux de l’estomac, peut avoir de désagréable. Stupéfiante fascination reptilienne, il bloque instantanément toute réaction motrice. Mes jambes sont comme frappées de paralysie, la volonté est annihilée, aucune échappatoire n’est possible... L’épigastre en ligne de mire, l’insupportable lance-projectiles y fit naître une sorte d’onde de chaleur qui, partant du plexus solaire, se mit progressivement à envahir tout mon corps : d’abord, en vague descendante, jusqu’aux orteils, ensuite, reflux ascendant, jusqu’à la pointe des cheveux.. ! La main du soldat ne bougea point, seule sa glotte semble animée d’agitation : il parlait. Tiens ! serais-je subitement devenu sourd ? Non, bien sûr. Et, quand mes relais se remirent à fonctionner, j’entendis sa voix aboyer : « Hier sind Amerikaner » (il y a des Américains ici) ».

Mon père, qui s’était approché entre temps, lui répondit que non et qu’il n’avait qu’à s’en assurer par lui-même. «II n’y a personne dans la maison, sauf ma famille qui est au sous-sol » continua-t-il avec un aplomb qui souleva mon admiration. Apparemment satisfait de la réponse reçue, l’officier baissa l’arme et demanda ce que contenait la gamelle. « Oh, rien, seulement de la soupe. » Il jeta un coup d’œil sur le contenu du récipient et, sans doute convaincu par l’aspect inoffensif du bouillon, tourna les talons. « Bon appétit » daigna-t-il toutefois encore ajouter au moment de franchir la porte, comme si en lui l’être civilisé, subitement revenu à la surface, amendait la bête à tuer. Evidemment, si l’horrible chasseur d’hommes avait pu se douter qu’il souhaitait bon appétit à des compatriotes déserteurs, ou s’il avait pris la peine de monter au grenier, l’espoir d’une proche libération, une idée à laquelle on commençait à se faire dans le milieu familial, se serait sans doute pour nous dissipé avec la fumée bleuâtre crachée par ce satané pistolet anonyme, en ce jour de la Saint-André de 1944. Rapporté aux trois soldats, l’incident leur coupa visiblement l’appétit. L’inattendue visite du SS les intrigua. Plus que toute autre considération, elle sembla les décider à choisir pour de bon la peu glorieuse tranquillité d’un camp de prisonniers de guerre alliés à la félicité éternelle promise par la mythologie aux héros germaniques.

«II nous faut filer, dès ce soir. On va filer, vous comprenez » répéta à plusieurs reprises l’Autrichien, le seul des trois à parler, à ses deux compagnons. En effet, nos trois compères attendirent la précoce tombée de la nuit de novembre pour descendre au sous-sol. Quelques indications quant au chemin à suivre et, ouf !, les voilà partis sur la voie de leur destin, au grand soulagement paternel et avec la bénédiction spontanée de toute la famille. La raison pacifique l’aurait-elle emporté sur la passion destructrice ? Les belligérants auraient-ils décidé de mettre fin aux hostilités ? Une telle éventualité n’est même pas concevable, et pourtant...

Dès le lendemain, en effet, j’allais être le témoin involontaire d’un évènement pour le moins surprenant : deux patrouilles, l’une américaine, l’autre allemande, sont sur le point de se rencontrer. Que font-elles ? Rien ! Elles s’ignorent, elles s’évitent, bref elles refusent de faire parler les armes ! Ce matin-là, vers les dix heures à peu près, je traîne mes savates dans le quartier haut du village.

Ma marraine habite dans le coin : je ne l’avais pas vue depuis quelques jours. Soudain, je vois une patrouille américaine, forte d’une demi-douzaine de soldats, descendre en file indienne la rue principale, marchant au beau milieu de la chaussée ! Comme les mitraillettes ou fusils made in USA ne m’inspirent pas davantage confiance que le pistolet SS, encore terriblement présent dans ma mémoire, dare-dare je mets entre eux et ma personne l’épaisseur d’un solide mur de grange. On ne sait jamais ? Au-dessus du fenil, il y a un oeil-de-boeuf : je m’y installe. Tout à coup, que vois-je ? une patrouille allemande ! Or, elle remonte la même rue, va à la rencontre de l’autre ! Aïe ! Aïe ! ça va chauffer ! Je me recroqueville dans le foin. Les secondes passent, elles sont interminables. Les patrouilles ennemies doivent se voir maintenant ; elles ne peuvent pas ne pas se voir ! ! Rien, toujours rien ! Même pas le moindre coup de feu !  Je ne comprends plus et m’extirpe de ma cachette végétale, juste à temps pour voir le dernier uniforme allemand disparaître au coin de l’école, en direction de l’église !

Quelques instants plus tard, la patrouille yankee repassa devant mon observatoire, et s’en retourna tout aussi nonchalamment vers les hauteurs d’où elle était venue...

L’assaut final

Le propre d’une trêve est d’être limitée dans le temps. Depuis six jours déjà, nous avions un peu oublié la guerre, elle ne nous oublia point. Et, c’est la journée du 3 décembre, un lundi, qu’elle choisira pour se rappeler au mauvais souvenir des habitants de ce village. Je ne sais si la sacro-sainte tradition du week-end britannique et du repos dominical y sont pour quelque chose. Toujours est-il que les canonniers des USA ont attendu le premier jour ouvré de la semaine pour reprendre leur triste besogne. Certes, les tirs sont encore isolés, mais ils sont plus précis, ils arrivent au but : le bourg et ses environs immédiats. L’artillerie a rectifié ses trajectoires et les obus qui naguère passaient au-dessus de nos têtes avec un long et sinistre miaulement, se mettent maintenant à miauler de moins en moins, voire à ne plus miauler du tout tant cela explose de près, bougrement près même par moments. Les choses semblent se gâter. En fait, elles se gâtent à tel point que le chef de famille n’a plus besoin de faire rentrer ses vagabonds de fils à l’abri à coups de pied au c... ! Une solution forte à laquelle il avait dû faire appel à plusieurs reprises ces derniers temps pour asseoir son autorité paternelle et s’assurer un minimum d’obéissance et de discipline au sein de sa famille. Toutefois, les grandes orgues ne devaient ouvrir leurs registres à fond qu’au cours de la nuit. Alors là, ce fut le super-festival : sifflements aigus, miaulements stridents, déflagrations assourdissantes, silences accablants, tremblements spasmodiques de la maçonnerie, craquements sinistres des bois, ruissellements de sable et, par dessus tout, cette détestable odeur d’ozone et de soufre qui s’infiltre partout. Tantôt animal amorphe, tantôt pantin sursautant, la tête vide, l’estomac dans la gorge, les tripes nouées... bref, c’est la trouille, l’indicible trouille qui transpire par tous les pores de l’épiderme.

Dieu ! c’est la fin du monde, c’est l’apocalypse, l’anéantissement sans rémission. Nous sommes abandonnés par tous les saints du paradis et d’ailleurs, oubliés par tous les anges gardiens. C’est l’enfer qui s’est installé sur terre. Les « Pater » et les « Ave », toujours recommencés, ne vont que rarement jusqu’au bout, interrompus qu’ils sont à chaque fois par quelque déflagration ou miaulement impies. La foi et la ferveur, volontairement forcées, passent par des hauts et des bas. Mais surtout par des bas, selon la cadence, l’intensité et la proximité des explosions. Des grains de sable, détachés du plafond par les vibrations, grésillèrent sur les plaques de blindage. Ce crépitement est tellement semblable à celui provoqué par des flammèches en train de brûler des brindilles sèches que mon père, bondissant sur ses pieds, s’écria : « Bon Dieu ! on dirait un incendie. Il ne manquait plus que ça : se faire griller comme des rats en cage ! Il faut que j’aille là-haut, voir ce qui se passe... » Abandonnant toute précaution élémentaire, il s’élance dans l’escalier. Il en revint rassuré et soulagea tout le monde. Malgré leur vacarme infernal, les batteries du Nouveau-Monde ne m’empêchèrent pas pour autant de sombrer dans les bras de Morphée : l’animal était épuisé...

Au petit matin, j’en suis arraché en sursaut par les insolites pizzicati des armes légères. La lampe à acétylène n’éclaire que faiblement la scène. Que vois-je ? Mon frère, allongé à mon côté, ressemble à un petit vieillard, tant ses cheveux sont gris et son visage présente un aspect terreux sous l’accumulation des grains de sable que la nuit de cauchemar avait déversés sur lui. Les autres occupants de la cave ne semblent guère mieux lotis : tous ont l’air de sortir d’un bain de. ..poussières ! Longue nuit... ! Mais aussi longue soit-elle, une nuit débouche toujours sur un jour nouveau. Tantôt gai, tantôt triste. Or, ce matin-là celui du mardi 4 décembre 1944 sera une matinée magnifique, malgré l’opaque brume dans laquelle elle est baignée. Matinée radieuse, journée inoubliable : car c’est celle de la liberté retrouvée, après la longue, l’éternelle nuit de l’annexion ! Libres ! Nous sommes libres et toujours en vie ! Le cauchemar est long à se dissiper. On ne peut encore croire en cette libération.

Tel le prisonnier libéré qui, la porte de prison une fois franchie, ne peut s’empêcher de regarder derrière soi par crainte du geôlier vindicatif, l’habitant de mon village est obsédé par l’Allemand : il le cherche partout, jusque dans l’encoignure des portes. Personne n’ose encore y croire : on ne peut se faire confirmer assez souvent que le cauchemar est terminé, que tout est fini.

L’automne a mis son manteau le plus morose : de la grisaille et un froid à ne pas mettre un G.I. dehors. Cependant, ils sont bel et bien dehors. Hasardant un coup d’œil par la porte entr’ouverte de l’atelier paternel, je vois subitement émerger du néant ouaté de la brume matinale une file d’une dizaine de fantômes, qui prennent peu à peu forme humaine : les voilà, les libérateurs ! Mon cœur bat à tout rompre quand je vois ces soldats d’Outre-Atlantique descendre avec précautions le chemin de la fontaine. Des hommes, non, plutôt des fauves. Ramassés sur eux-mêmes, prêts à bondir, l’œil aux aguets, le FM ou le fusil à la hanche, le doigt sur la gâchette, ils longent au plus près les haies-clôtures surélevées des jardins bordant le chemin. Ils franchissent la passerelle du ruisseau, approchent de la maison, passent à six pas de mon poste d’observation et disparaissent au coin du bâtiment. Les premiers hommes ont à peine contourné le coin de la maison, que déjà je ne tiens plus en place : il me faut sortir de là, leur souhaiter la bienvenue, les remercier d’être enfin venus ! On sait que l’odeur de la poudre et la présence, toujours possible, d’un ennemi caché ne prédisposent guère ni à la sentimentalité, ni aux effusions. Néanmoins, je m’étais imaginé dans ma petite tête de gamin que ces soldats allaient partager ma joie. Hélas ! il n’en fut rien. Mes souhaits de bienvenue et de bonne chance, dans lesquels pourtant j’avais mis toute ma conviction, ne m’attirèrent de leur part qu’une vague grimace, tout au plus un petit geste de la main...  Cette apparente indifférence tempéra sérieusement mon enthousiasme. Je réalisai parfaitement que la libération d’un petit village, et la joie que puisse en éprouver un gamin, ne pouvaient avoir la même signification pour ces étrangers. Quelle importance d’ailleurs, pour ces boys, venant d’un autre continent, que la libération d’un hameau de plus ou de moins ? A peine une étape, tout au plus un point noir sur la carte d’Etat-Major, un dérisoire point de repère sur la longue et périlleuse route qu’il leur fallait encore parcourir pour mener à bien leur mission : terrasser Hitler !!

Farébersviller, rien de plus qu’un nom anonyme, que leur mémoire n’aura même pas enregistré. Eh oui, il faut sans doute bien plus pour déclencher le système de mémorisation d’un rude combattant, surtout s’il est de la race des cow-boys du Far-West ! Au bout d’un long moment, je quitte furtivement ma cachette pour retrouver, deux maisons plus loin, des voisins déjà postés sur le pas de la porte. L’emplacement est bien situé : de là, on peut aisément suivre l’évolution des troupes sur une longue pente herbeuse, piquetée d’arbres fruitiers, qui mène vers le nord, vers l’Allemagne. Classique scène de cinéma prise sur le vif : les G.I’s arrivent en file indienne, traversent la rue, escaladent les deux talus de la voie de chemin de fer et aussitôt se déploient en éventail. Ils progressent lentement, avec précaution, tantôt courant, tantôt couchés, bondissant d’un arbre à l’autre. Un coup de feu par ci, une rafale par là, autant audibles que visibles, par les petits nuages bleutés, dont chaque détonation ou série de détonations sont accompagnées. Peu à peu, toutefois, ces rabatteurs d’un genre spécial, telle une génération spontanée, débouchent de partout. En groupuscules ou petits groupes fortement dispersés, les trappeurs des immenses plaines de l’Ouest américain évoluent apparemment à leur aise. Ils se confondent de plus en plus avec l’herbe jaunie par ce début d’hiver, montant inlassablement, par vagues successives, à l’assaut de l’horizon à la poursuite d’un gibier invisible, d’un ennemi qui se dérobe.

Dans le ciel évolue un avion d’observation aux ailes démesurées, un de ces looky-looky, comme on les appelait alors. Tantôt bourdonnant, tantôt silencieux comme un vol de rapace, il semble jouer à cache-cache avec les lambeaux de nuages. Sur la crête, là-bas au loin, se profilent deux ou trois jeeps. Elles progressent, en silence, avec une lenteur de chenille. Des soldats à pied continuent à passer devant nous ; des voix nasillardes, incompréhensibles, grésillent dans les talkies-walkies. De loin, nous parvient un sourd grondement de moteurs... Est-ce là ce combat de titans prédit par les anciens de 14-18 et par ceux de 39-40 ? Le poste d’observation est peut-être mal placé, les gros engins et les blindés, -épouvantable arsenal ambulant- ont peut-être opté pour un autre itinéraire ?

Mais ce que nous voyons, nous autres qui sommes postés sur le seuil d’une porte de grange, ressemble d’une façon étrange à une battue monstre dans un secteur depuis longtemps abandonné par le gibier. Aussi, faute d’opposition, la titanesque confrontation se réduit-elle à un banal exercice de routine sur un terrain de manœuvre avec, comme fond sonore, quelques rares et dérisoires claquements d’armes légères ! Et nos libérateurs, se rapetissant avec la distance, franchissent, comme à la parade, vague après vague, la ligne d’horizon pour disparaître dans le néant ouaté du nord-est, en direction d’une certaine... Germanie !

Les troglodytes que la peur retient encore dans les souterrains, les indécis, les incrédules, et les autres finissent quand même par sortir de leur trou, après un séjour de six semaines au Royaume des Ténèbres. Certes, six longues semaines d’alternance de peur et d’espoir, de doute et de foi, ne s’effacent pas en un instant. Il faut une certaine période d’acclimatation pour croire à un tel changement de situation et vraiment s’en convaincre.

La situation nouvelle, à savoir la reconquête du bourg et donc pour ses habitants la fin d’un long cauchemar, éclate d’une lumière bien trop crue. La raison vacille sous le choc et l’esprit, lui, refuse encore à en admettre la réalité. Dans cette victoire locale, trop facilement remportée eu égard à la confrontation attendue, le simple bon sens ne peut voir qu’une accalmie avant une nouvelle tempête : le fauve blessé ne va pas tarder à cracher à nouveau sang et feu. Déroute ? Dérobade ? Retour en force ? Telles sont les trois alternatives du casse-tête que le retrait inattendu d’un des antagonistes soumet à la perspicacité des stratèges villageois. Or, ces derniers sont aussi nombreux ici, dans ce pays frontalier, qu’ailleurs. C’est bien là une sorte de connaissances infuses propre au sexe dit fort. lI suffit le plus souvent à un homme d’avoir participé à une campagne, ou simplement d’avoir porté l’uniforme, pour ramener dans sa giberne, à défaut du bâton de maréchal, une ample moisson d’idées stratégiques personnelles ! Où est la bonne solution dans tout cela ? Déroute totale : peu plausible. Repli stratégique : très vraisemblable. Retour en force : une éventualité quasi certaine !

A en juger par les hors-d’œuvre, généreusement servis jusque-là, mes compatriotes s’attendent à un plat de résistance supérieurement pimenté. L’avis est unanime : les marmitons d’en face sont sûrement en train de mitonner une de ces revanches ! Est-il pire rabat-joie qu’une telle perspective ? Rien qu’à cette idée les estomacs recommencent à se nouer. Il n’est plus question de s’abandonner à la liesse. Bien au contraire, la terrible appréhension, croissant au fil des heures, insidieuse, corrosive, reprend son sournois travail de sape et d’usure. Peu à peu toutefois, mais ô combien lentement, une éclaircie semble apparaître dans le ciel noir de menace. Mais cette lumière qui monte finit par dissiper le nuage : le ciel redevient serein. Dieu ! que la métamorphose a été longue à se réaliser et la texture serrée du cocon du doute difficile à rompre. Aussi la joie, trop longtemps contenue, usée par avance en quelque sorte, sera loin d’être exubérante au moment où plus rien ne l’empêchera d’éclater librement. Il est vrai qu’alors l’heure était moins aux effusions qu’à l’action : les morts à enterrer, les plaies à panser, les habitations à remettre en état, les bouches à nourrir. Ce sont là, qu’on le veuille ou non, des impératifs et soucis qui, mieux qu’un éteignoir, savent étouffer toute forme de manifestation intempestive, toute jubilation. Et j’ai vu des larmes arroser l’amère victoire.

Symphonie inachevée...

En général, l’homme se contente le plus souvent d’un petit bonheur matériel : un toit, un lit et la satisfaction du ventre. L’homme de cette région frontalière, par contre, éprouvé par un destin peu clément - trois guerres en trois générations !- agrémente ce petit bonheur d’un sérieux soupçon de vanité. Sa tenue vestimentaire, il la veut impeccable ; sa maison, il la lui faut belle ; et sa voiture... celle-là ne peut qu’être rutilante et, pour le moins, aussi puissante que celle du voisin. Les idéologies savamment élaborées, les grands mouvements philosophiques, tout cela le laisse assez froid : c’est bon pour les rêveurs, pour les intellectuels.

Lui se contente d’aller à la messe le dimanche, encore est-ce probablement autant par tradition que par conviction. Quant au reste, on s’assure ce petit confort matériel par un travail acharné. Les plaies à panser ne manquent pas, une fois de plus. Mais les plus béantes, les plus voyantes ne sont pas des plaies de chair. Ce sont des éventrations de pierres. Qu’a-t-on fait de nos maisons ?

Eh oui, qu’a-t-on fait de toute une vie de travail et de privation, de la fierté de tout un peuple ? Le choc est on ne peut plus dur. En effet, tant sont peu nombreuses les habitations qui ont été épargnées par les canons de Krupp ou ceux de Pittsburgh, qu’on peut presque les compter sur les doigts d’une seule main. Mais les autres ? Un bien triste spectacle : rien qu’une déprimante fresque entièrement brossée sur le noir thème de la détérioration et de la destruction. Simples éraflures par-ci, hideuses éventrations par-là, mais aussi beaucoup trop de ces affreux pignons tronqués et calcinés. Voilà, hélas ! ce que sont devenues les maisons d’un petit village mosellan qui, reconstruites ou remises en état depuis 4 ans, avaient recommencé à rivaliser de coquetterie ! Dire que les cicatrices de mai 40 n’ont pas encore eu le temps de se refermer complètement que déjà, crac ! le château s’écroule à nouveau, que tout ou presque est à refaire. Triste bilan que celui-là. Quel prix de larmes aussi, surtout si l’on pense aux nombreux sinistrés de 1940 qui se retrouvent une nouvelle fois sans abri, sans rien. Existe-t-il, en effet, pire épreuve pour un homme que celle qui consiste à assister impuissant à l’anéantissement, deux fois répété en quatre ans d’intervalle, de sa maison et de tous ses biens ?

Par les dégâts subis, la maison paternelle se classe à un honorable rang moyen à l’échelle des détériorations. Entre autres, il y a surtout un énorme trou dans la toiture. Mais, singulier détail, la béante ouverture est située juste au-dessus du lit de mon frère et du mien. Bref, c’est le camping hivernal forcé en... chambre, avec vue imprenable sur l’étoile polaire ! Après la cave, nous voilà maintenant relégués au bout du grenier ! Le comble, assurément, quand on sait que la maison compte au moins cinq pièces habitables. Le sous-sol à cause des canons, le grenier mis à notre disposition à cause des...libérateurs ! Car ce sont nos glorieux libérateurs qui, sans gêne ni vergogne, avaient tout bonnement pris possession des autres chambres. C’est ainsi que, sans même attraper le moindre rhume, nous vécûmes à la belle étoile, faisant de l’astronomie pratique et suivant le Grand Chariot dans son fabuleux voyage intersidéral, tout juste grelottant sous les nombreuses couvertures. Toutefois, l’aventure ne dura qu’une petite semaine, le temps de la réparation.

Dommage, que la fête de Noël fut encore si éloignée, sinon, à quelque trois semaines près, la providentielle ouverture eût épargné au brave Père Noël de l’An 1944 les annuels ennuis que lui impose le passage de la grande hotte par l’étroite cheminée. D’ailleurs, cette année-là, le brave homme oublia totalement d’assurer sa tournée traditionnelle !

Il n’existe sans doute aucun engin à la mise au point duquel l’homme ait consacré autant de temps, de moyens et d’ingéniosité qu’à la machine à détruire et à tuer. Il la lui faut puissante, sûre et efficace…. Or, qu’a-t-il réalisé ? Qu’il soit permis à un anonyme Mosellan, sorti des griffes du monstre ainsi engendré, de penser que l’homme n’a guère lieu d’être fier de son oeuvre. Car là, comme ailleurs, la faux du destin a fait ample moisson. Comme la liste risque d’être fort longue, je me contenterai de ne citer que quelques cas parmi les perdants à la loterie de la vie. Un vieillard vivait seul dans sa petite maison, pas loin de l’église. Il était sourd : l’ouïe n’est-elle pas un sens fort utile en temps de guerre ? Apparemment rassuré par la sécurité trompeuse du monde du silence qui était le sien, il s’était rendu dans son jardin. Hélas ! c’est un cadavre mutilé que l’on retrouva là quelques jours plus tard. Un gamin d’une dizaine d’années marcha sur une mine, on l’emportera au cimetière. Un jeune homme trouva un détonateur... ses mains mutilées, il est aveugle pour la vie. Dans le village voisin, un obus perfora le mur d’une cave, explosa à l’intérieur et raya toute une famille du registre de l’état civil. Dans ce même bourg, la Libération libéra aussi ma grand-mère paternelle de ses ennuis terrestres...

Il y a aussi cet horrible cadavre de soldat américain qui, sans visage, les bras en croix, est couché en travers des marches d’un perron. On sait que d’une façon générale les vivants évitent le contact avec les cadavres. Mais celui-là, je n’ai pu l’éviter. En fait, notre rencontre a été des plus directes et le face-à-face on ne peut plus intime. Car, trébuchant sur je ne sais quel obstacle, j’ai trouvé le moyen de m’affaler de tout mon long sur ce corps inerte la tête en plein dans cette hideuse masse de chair et de sang coagulé qui, auparavant, fut un visage humain. Un pain entier de ce mauvais savon de fabrication maison ne parvint pas, à ce qui me semblait, à laver l’horrible souillure, l’indélébile empreinte de la mort. Et, pendant des mois, sinon des années, des êtres sans visage peuplaient mes cauchemars.

Dans un char brûlé, des membres humains calcinés, noirs, horriblement boursouflés, dégageaient une puanteur sans nom....

A l’instar des régions industrielles à forte densité démographique, cités et villages sont fort peu éloignés des uns des autres dans mon pays. Cependant, à ce moment-là, de janvier à mars 1945 environ, les localités se trouvaient à des distances quasi-interplanétaires par la seule faute de nos illustres libérateurs ! Méfiants et possédés de la psychose des infiltrations ennemies, ces intrépides cow-boys et fils de pionniers procédèrent à un îlotage systématique des localités de la région, rendant impossible toute communication avec l’extérieur. Les routes étaient interdites et les carrefours gardés, avec l’aide toutefois des autochtones réquisitionnés à cet effet. Rien ne sort, rien ne rentre. Bref le bétail humain du pays mosellan connaît une nouvelle fois les affres du parcage. Mais ô ironie ! un parcage sur ses propres terres. Décidément, le destin est bien facétieux avec les frontaliers : une évacuation, une annexion et une libération.

Mais une libération qui équivaut à une mise en cage, avec interdiction absolue de quitter celle-ci. Et les villages de mon pays sont devenus autant de réserves humaines ! C’est ainsi que nous apprîmes la mort accidentelle de grand-mère quelque six semaines seulement après son enterrement, et les circonstances de sa triste fin bien plus tard encore. La nouvelle mit un mois et demi pour franchir une distance d’environ...3 km ! Grande et maigre femme, à l’activité inlassable, elle ne pouvait supporter d’être réduite au désœuvrement au fond de sa cave. Aussi ne cessait-elle de se rendre chez l’un ou l’autre de ses enfants, qui sauf un, habitait dans la localité même. Inconsciente du danger et faisant fi des vives remontrances de ces derniers, déjà eux-mêmes pères et mères de famille, l’incorrigible vagabonde continua ses navettes jusqu’à cette soirée de décembre où, projetée contre le chambranle maçonné de l’entrée de la cave par la proche déflagration d’un obus, elle se fracassa le crâne contre sa propre maison. Quand on la retrouva le lendemain matin, elle avait depuis longtemps cessé de vivre.

Non assez de verrouiller le village de l’extérieur, les G.I’s prennent aussi leurs aises à l’intérieur. En fait, ils prennent possession du village à la manière de modernes conquistadors : s’installant, comme bon leur semble, dans les meilleures chambres et réduisant le propriétaire au rôle de comparse sans aucun droit au chapitre. A eux, les bons matelas ! N’étaient-ils pas en pays conquis ? Puisqu’ils sont en ... Allemagne ! Ils s’y croient déjà. L’erreur est monstrueuse, révoltante.

Et Jimmy, mon ami, un instituteur de Manhattan, sera des plus surpris quand je lui apprendrai qu’il était encore en...France, en lui montrant sur une carte routière qu’il se trouvait encore à 3 miles de l’Allemagne d’Hitler. Dire qu’il était convaincu, lui, comme tous ses frères d’arme d’ailleurs, d’avoir franchi la frontière. Quelle abomination ! Et oui, ce fichu dialecte germanique que l’on parle chez moi, déjà cause de tant d’ennuis, a, une fois de plus, été la cause de cette abominable méprise. Comment, d’ailleurs, en vouloir à ces garçons venus d’un autre continent, de ne pas connaître les particularités géographiques, et surtout linguistiques, de cet extrême bout de la France appelé Alsace-Lorraine. Alors que bon nombre de Français de l’Hexagone continuent, par leur façon de faire, à entretenir une certaine ambiguïté, et ce ne sont pas les moins compétents puisqu’il s’agit des fonctionnaires de certaines administrations. N’est-il pas, en effet, ahurissant d’entendre que certaines catégories d’Alsaciens et Lorrains, en particulier ceux nés avant 1918, soient encore obligés, pour bénéficier du privilège d’être Français, de fournir des certificats de ...réintégration ? Et oui, tout cela, plus d’un demi siècle après le traité de Versailles ! Serions-nous des Français de raccroc ? L’Alsace et la Lorraine sont pourtant, à ce qu’on m’a toujours enseigné, des provinces bien françaises, non ?

Ravitaillement de la population par l’armée U.S. en décembre 1944 victorFormeryImage12 Une erreur est pardonnable, mais un comportement l’est beaucoup moins. Or, le comportement des Libérateurs fut loin d’être sans reproche. Surtout dans le domaine du bien d’autrui, le nôtre en l’occurrence. Visiblement, c’était là un chapitre qui semblait ne pas figurer dans le manuel militaire du parfait soldat US, du moins dans celui des combattants de la première heure. Le matelas n’est peut-être pas une invention d’Outre-Atlantique et mon bon sens rétrograde d’habitant du Vieux Monde m’interdit de croire que les armoires que l’on fabrique là-bas sont faites dans l’intention de servir de cibles aux lanceurs de couteau ou de hachette. Toujours est-il qu’ils confondaient facilement paillasson et literie et les marques laissées sur le mobilier et la tapisserie enlevaient tout doute quant à la nature des projectiles utilisés à les faire. Mais non contents de s’amuser à ce petit jeu-là, les premiers G.I’s allèrent plus loin encore dans l’escalade du vandalisme : ils n’hésitèrent même pas à se servir du petit mobilier mosellan à des fins de...chauffage ! La guerre justifie bien des excès certes, le froid d’autres. Mais quand même. Rien ne justifie un tel comportement de la part de quelque troupe que ce soit. S’agirait-il, selon les dires de mon ami Jimmy, d’une troupe en grande partie constituée de prisonniers de droit commun libérés sous condition d’engagement dans l’armée ? N’est-ce pas là une manière fort peu civilisée de garnir un poêle ? Mais si la façon yankee de produire des calories est plutôt révoltante, leur façon de gaspiller d’autres, les victuailles, l’est autant, sinon plus. Or c’est là le second motif de grief à leur égard. En effet, rien que les miettes qui tombent de la table des seigneurs auraient suffi à combler d’aise les nombreux estomacs des troglodytes mosellans, plutôt fort peu gâtés depuis un bon moment. Mais les seigneurs ne voyaient rien, ne voulaient rien voir. Mieux même, pendant les premières semaines de leur présence, les cuistots des roulantes, race de possesseurs sans cœur, jetaient systématiquement tout à la poubelle, manifestant une totale indifférence vis-à-vis des yeux quémandeurs les entourant. Et, étrange corollaire d’une générosité hélas inversée, ce fut pendant bien des jours une période faste pour la race porcine mosellane et la continuation de journées maigres pour les Mosellans dits de race humaine.

Néanmoins, si le festin fut d’abord une quasi-exclusivité des soues, par la suite le palais lorrain eut quand même le privilège de goûter à la tambouille militaire yankee. Je ne sais qui chez eux élabore les menus, mais la surprise est grande. Fussent-ils maître-queue au Waldorf Astoria ou simple grilleur de hot-dog de drugstore texan, les plats confectionnés par eux possédaient une surprenante caractéristique commune : ils hérissaient singulièrement les papilles gustatives autochtones. Les miennes en tous cas. Au début au moins, rien ne pouvait davantage contrarier mon Ph naturel que l’ingestion de rôti de porc à la gelée de groseille, de fromage au jambon, de crudités au sirop ou au sucre, et Dieu sait encore quelles autres spécialités aigres-douces, régulièrement accompagnées de rasades de pétillant coca-cola à relent pharmaceutique. Manifestement, ces marmitons-là n’ont aucune notion des sacro-saints canons de la gastronomie française, notre fierté séculaire. Bousculés sont les principes immuables, écorné est ce chauvinisme national, ô combien ancré, quant à la cuisine de chez nous. Les vandales !

Je ne sais ce qu’en pensaient nos vénérables toques blanches. Mais une constatation ne peut que s’imposer : cette soi-disant hérésie gastronomique semble donner des résultats on ne peut plus probants en au moins un domaine : la taille des gaillards qu’elle engendre. Eh oui, ces G.I.’s sont tous de fort grands et solides gaillards, d’un gabarit nettement supérieur à la moyenne française. Nos bons plats régionaux, nos réputés crus seraient-ils juste bons à donner naissance à des demi-portions ? Ice-cream contre aïoli ! La question est affaire de taille, même si sous la toise la comparaison n’est guère flatteuse pour notre amour-propre national. Je ne sais si c’est là une des explications possibles de l’inattendu revirement culinaire de plus en plus fréquemment constaté par la suite ? Toujours est-il que ces improvisateurs à la batterie de cuisine ont sérieusement fait école. Nos plus fins cordons bleus ne se sont-ils pas mis, à leur tour, à accommoder les classiques préparations carnées aux fruits et végétaux les plus invraisemblables ?

Néanmoins, au fil des jours, le rapprochement américano-mosellan fit de sérieux progrès, sauf en un domaine : la liberté de circulation hors des limites de la localité. Sur ce point, aucune concession n’était à attendre de nos intransigeants partenaires, tant ils sont affectés par un redoutable virus : le virus de l’espionnite. Toute personne est suspecte, l’espion est partout. Deux exemples suffiront amplement à illustrer la suspicion généralisée manifestée par le libérateur à l’égard des Mosellans. On connaît le cas d’un père de famille qui a commis l’imprudence de se rendre dans un village voisin dans l’intention de se procurer un peu de pain pour les siens : il mettra près de trois mois pour en revenir ! Pris hors des limites de la localité et accusé de je ne sais quelle haute trahison, il sera traîné de camp en camp avant que son innocence et sa bonne foi ne soient reconnues. N’est-ce pas payer un peu cher un bout de pain ?

Au chef-lieu de canton, la maladive méfiance des G.I’s donna lieu à une opération bien plus révoltante encore. On sait qu’un nombre non négligeable de jeunes Mosellans avaient opté pour la clandestinité. Les uns ayant refusé d’honorer l’ordre d’incorporation dans l’armée allemande, les autres avaient profité d’un congé pour oublier d’aller présenter leur respect à leurs commandants de compagnie respectifs. La venue des libérateurs ne signifiait-elle pas, pour eux surtout, la fin d’une existence de bête traquée ? Hélas ! non. Invités à se présenter au Q.G., on les plaça derrière les verrous ! Après un interrogatoire serré, on les fit monter sur des camions pour les envoyer à l’autre bout du pays, au fin fond de la presqu’île du Cotentin ! Là, P.G. parmi d’autres P.G., ils s’en allèrent retrouver ceux-là même qu’ils avaient fuis ! S’ils conservent toutefois le privilège de porter la tenue civile, ils ne sont pas moins pour autant sous les ordres des adjudants...en feldgrau ! Décidément... Pour eux aussi, viendra finalement le jour de la libération. De quelque trois mois pour les uns, ce retard sera bien plus considérable encore pour les autres, jusqu’à la fin des hostilités. Car nombreux sont ceux qui, ne serait-ce que pour échapper aux servitudes du camp, vont contracter un engagement dans l’armée française. Ils ne réintégreront leurs foyers qu’après la fin de la guerre, après un autre détour par l’Allemagne, mais en vainqueurs celui-là !

Le verrouillage d’une localité exige du personnel, j’en fus. Eh oui, malgré mes 16 ans et mes 50 kg, j’ai été appelé à faire partie de la brigade des gardiens des voies d’accès et des factionnaires placés aux carrefours routiers. Que peuvent bien faire les civils en temps de guerre, sinon à servir de bétail réquisitionné à des fins les plus inattendues. En effet, c’est à se demander si le port de l’uniforme, militaire ou autre, n’active pas chez ceux qui le porte la prolifération d’idées saugrenues ? La preuve. Le génie militaire allemand ne nous avait-il pas contraints, quelque deux mois plus tôt, de creuser un ridicule fossé anti-chars dans le but de freiner l’avance des Américains ? Maintenant, les stratèges de West Point nous font garder les carrefours routiers afin d’empêcher les retour des Allemands ! A défaut d’armes inutiles, les premiers nous avaient au moins donné les outils appropriés à la besogne demandée. Les seconds, par contre, dédaignant de nous remettre les armes indispensables, semblaient accorder une confiance absolue en la force de frappe du poing mosellan, aux mains nues au fond des poches ! Je savais l’Américain moyen bricoleur et adepte inconditionnel de la méthode Do it yourself (faites-le vous-même), mais j’ignorais que sur le plan militaire le système D était à tel point perfectionné qu’il pouvait se passer de tout outillage.

En fait d’ennemis, ce n’est pas à un adversaire unique, -un malheur arrive rarement seul-, mais à deux éléments fort hostiles, l’un comme l’autre en provenance de l’Est, auxquels nous avions à faire face : l’éventuel feu prussien et le très réel froid sibérien. Des agissements humains et des morsures de la bise glaciale, c’est encore Eole déchaîné qui s’avéra de loin le plus agressif. Le mauvais cuir de nos chaussures et le tissu végétal de nos vêtements n’offraient qu’une protection très relative contre la neige et le froid. Or, l’hiver 1944-45 s’ingénia à battre ses propres records de froidure et de précipitations. Aussi, un peu de bois sec et des allumettes valaient-ils alors les meilleures armes du monde. Ponctionnant tous les tas de bois à notre portée, nous arrivâmes à entretenir ce minimum de chaleur animale que le tissu d’orties refusait de fournir ou de conserver. Et la chasse au bois, ainsi que l’entretien du feu, finirent bientôt, faute d’infiltrations d’éléments ennemis, par constituer l’essentiel de notre activité de surveillance.

A force de fouiner un peu partout, mon camarade de faction Rémy, qui est du même âge que le mien, découvre un matin un énorme tas de bûches bien sèches, soigneusement empilées contre le pignon nu, fraîchement crépi, d’une maison. Il fait un froid de chien. Que voilà un magnifique tas de combustible de premier choix ! et si on y mettait le feu ? L’idée fait son chemin dans nos têtes de gamins de 16 ans. La tentation est vraiment forte, plus forte de toute façon que la notion du bien d’autrui. Et, rapidement, grâce surtout à un demi-jerrican d’essence, généreusement octroyé par un G.I. complaisant, des flammes plus hautes que le bâtiment se dégagent du joli bûcher. Aïe. Nous voilà dans de beaux draps !!! Fou de rage, le propriétaire se met aussitôt à éparpiller le brasier, avec notre aide, bien entendu ! Il vocifère comme un possédé et damne tous les Yankees de la création, car toute sa réserve de bois de l’année est pratiquement partie en fumée. Mais il y a aussi le pignon, qui n’est pas beau à voir. Bien des années plus tard encore, les traces indélébiles de cet acte de vandalisme marqueront son joli mur. Toutefois, le brave homme ne saura jamais que les misérables auteurs du méfait, trop heureux de s’en être tirés à si bon compte, et peu décidés à se dénoncer eux-mêmes (pourquoi détromper un homme qui est convaincu d’avoir trouvé ses boucs émissaires ?) n’étaient autres que deux jeunes compatriotes irréfléchis.

Est-ce à cause du peu d’agressivité dont firent preuve nos voisins germains que le grand Q.G. U.S. se soit soudain mis à douter de l’opportunité de la contribution des factionnaires mosellans à la victoire finale ? Toujours est-il que du jour au lendemain, sans explication aucune, les obscurs réquisitionnés de la première heure, les inutiles plantons des carrefours et contractuels sans solde, tripes et pieds vainement gelés, se virent promptement renvoyés dans leurs foyers. Quel dommage, toutefois. Car ce revirement stratégique nous priva derechef d’une certaine part du gâteau.

Eh oui, il me faut avouer que la proximité d’un entrepôt de l’armée US, dans l’école des filles, mes progrès linguistiques et la générosité des gestionnaires de ce local bien achalandé, nous avaient bien des fois permis de bénéficier d’appréciables rabiots aux frais du contribuable yankee. Enfin, à cause de cet espèce de mimétisme naturel qui pousse les jeunes à imiter les adultes, surtout quand il s’agit de l’acquisition des mauvaises habitudes, j’ai pris goût, un peu grâce aux fils de l’Oncle Sam, à l’herbe à Nicot. Depuis lors, hélas ! j’ai vaillamment continué à en abuser. Seul le mode de consommation a changé : la pipe ayant peu à peu pris la relève de la cigarette.

Le verrouillage du village, aussi contraignant qu’il fût par ailleurs pour des raisons aussi multiples qu’évidentes, fit néanmoins une catégorie d’hommes heureux : les arboriculteurs. Or, dans ce pays, qui dit arboriculteur dit nécessairement bouilleur de cru, donc fabricant de schnaps. Qui ne possède pas ses quelques arbres et son tonneau ? Malheureux quand l’année est mauvaise, le bouilleur de cru est à la torture quand la récolte est bonne : la quantité d’alcool à laquelle il a alors droit est toujours trop petite à son gré. Aussi les agents du fisc et autres contrôleurs sont-ils sa hantise, le mauvais esprit dont il faut déjouer toutes les perfides ruses. Village verrouillé, il l’est donc aussi pour ces mal aimés inquisiteurs. Il faut profiter de l’occasion. Dieu sait s’ils en profitèrent, surtout que la récolte fruitière avait été fort abondante. Bref, c’est la double chance. Tous les tonneaux sont remplis et, la conscience pour une fois tranquille, les bouilleurs vont pouvoir opérer en toute quiétude. Plus d’arrêt obligatoire à 18 h, plus besoin de congé pour transporter le précieux liquide, plus de contrainte d’aucune sorte : les alambics distillent 24 heures sur 24 au maximum de leur capacité. C’est l’âge d’or, personne ne veut être en reste. D’ailleurs, personne ne l’est. Les trois ou quatre distillateurs locaux rentabilisent leur matériel. Les bouilleurs charrient bois, bonbonnes et matière première. Les premiers sont contents, les seconds encore plus. Les uns et les autres sont d’autant plus satisfaits qu’un hasard du destin a placé sur leur route le client idéal : gros consommateur, peu regardant sur la qualité et, de plus, bon payeur. Mais pas en billets de banque. En nature bien sûr ! : cigarettes, chocolat, conserves et denrées mangeables, savonnettes, chaussures, bas de nylon, -les premiers bas de nylon!-, voire des dessous féminins ! Tant est incroyable, en effet, ce que les prestidigitateurs en uniforme US peuvent extirper des énormes poches du treillis pour du schnaps. Ah ! si un char d’assaut avait pu y trouver place, je suis sûr qu’ils l’auraient, sans aucun scrupule, troqué contre du schnaps, n’importe quel schnaps.

Depuis des décennies déjà, l’Alsace-Lorraine fait partie de la France. Cependant, rares sont les Français dits de l’intérieur qui sachent correctement prononcer le mot schnaps. Les Boys, eux, l’ont pratiquement su d’emblée. Manifestement, ils sont doués ; mais là où ils sont plus doués encore c’est du point de vue....absorption ! Grand fut, en effet, l’attrait exercé par l’eau-à-feu mosellane sur le gosier des ressortissants du Nouveau Monde. Tellement grand même que les plus réputés manieurs autochtones du petit verre n’étaient que de piètres amateurs par comparaison. Certes, on m’avait enseigné que tout était grand et colossal dans ce gigantesque pays, mais j’ignorais que la capacité d’absorption des buveurs made in USA fut à la démesure du pays. Grands Dieux ! ce qu’ils pouvaient ingurgiter, les gaillards. Manifestement, c’est l’inextinguible soif. Je ne sais si la prohibition des années 1920 et le long sevrage national ainsi imposés y sont pour quelque chose ?

Toujours est-il que les boys donnaient l’impression de vouloir rattraper en quelques jours toutes ces années de privation du biberon éthylique ! En acquérant la maison du vieil oncle, outre une substantielle hypothèque à purger, mon père avait également hérité d’un vieil alambic. Il servait peu normalement, juste quelques jours en hiver. Mais chaque fois quel travail pour mettre l’encombrant engin en place dans la salle d’eau du sous-sol. Et chaque année, mon père annonçait qu’il allait s’en débarrasser. Néanmoins, chaque fois, au moment de la séparation, il reportait l’échéance, tant son cœur de travailleur des métaux s’était attaché à la rutilante beauté du cuivre de la cloche et des autres accessoires. Ainsi, juste retour des choses, en cette année de la libération, le vénérable alambic va battre tous ses records de production. Il faut savoir que la distillation du schnaps requiert pas mal de pratique et beaucoup de temps. N’est pas distillateur qui veut. Art et science, l’opération exige flair et coup d’œil, patience et savoir-faire et, ma foi ! un peu d’alchimie : des recettes farouchement tenues secrètes. C’est ainsi que l’on sait que l’oignon ou le charbon de bois parviennent fort souvent à clarifier un liquide quelque peu trouble. L’homme de métier sait que la qualité du produit fini n’est pas uniquement fonction de la qualité de la matière première, mais aussi, et surtout, du régime de marche de l’appareil. Bref, la vitesse de chauffe y est primordiale, pas d’emballement surtout. Sinon, c’est la catastrophe. Car, on ne pardonne pas à un distillateur d’avoir raté la cuvée annuelle. Comme cette année-là, la traditionnelle rentrée des classes d’automne n’aura lieu qu’au... printemps, mon frère et moi-même avions tout loisir de nous initier aux nobles secrets de la conversion des fruits en eau-de-vie. On prend le temps de vivre autour d’un alambic. Les visiteurs y sont souvent nombreux et les discussions généralement animées : les vapeurs éthyliques ne prédisposent-elles pas à la bonne humeur ? Et les dégustations ? Inévitables en ces lieux, elles engendrent rapidement l’esprit chahuteur : surtout quand une représentante du sexe féminin commet l’imprudence de s’aventurer dans l’antre des bouilleurs et rebouilleurs. Un soir, les gentes demoiselles du rez-de-chaussée, cousines de par ma mère et locataires de par décision nazie, nous firent l’honneur d’une visite. L’ambiance déjà gaie se réchauffa sensiblement et, rapidement, les plaisanteries dégénérèrent en chahut. Qu’on s’imagine un groupe d’adolescents des deux sexes, en train de se poursuivre à l’intérieur d’un local de dimensions plutôt réduites et fort encombré, de surcroît. Que peut-il se passer ? De la casse, sûrement ! Or, justement, il y avait là un récipient des plus précieux : un plein seau d’une bonne eau-de-vie prête à être mise en bonbonne. Et toutes ces jambes qui tourbillonnent autour, qui l’effleurent à chaque passage... Aïe! la catastrophe se prépare. La grande catastrophe, indubitablement, quand on sait qu’il n’est pire malheur pour un bouilleur de cru que de voir sa réserve de schnaps de l’année prendre le chemin des égouts ! Et déjà le seau vacille, le propriétaire pousse un juron, se précipite...Hélas ! trop tard, la catastrophe est arrivée. Mais pas celle que l’on attendait. Pour une fois, la victime n’est pas le bouilleur de cru, mais une de nos visiteuses du soir. En fait l’infortunée demoiselle, quelque peu bousculée dans le feu de l’action, n’a pas trouvé mieux que d’asseoir son joli postérieur... en plein dans le seau ! Le liquide gicle, la fille se débat et hurle comme un goret qu’on égorge. Elle a beau se débattre, rien à faire ; les jambes en l’air, elle est là, coincée, bêtement prisonnière du seau ! Eclats de rire et cris de douleur se mêlent. Mais, bien entendu, le comique l’emporte sur la compassion : la situation est vraiment trop cocasse. Le temps de la tirer de là, que déjà l’innocente victime d’un sort quelque peu facétieux, grimaçante et gémissante, disparaît dare-dare dans les escaliers. Que voilà une cuisante mésaventure, que la pauvre n’est pas prête à oublier. Car une telle blessure n’est pas seulement d’amour-propre, quand on sait combien peut-être douloureux le contact de l’alcool avec les muqueuses !

Eh oui, le schnaps est un produit que l’on connaît dans ce pays : on le manipule en toutes circonstances. Panacée, on glorifie ses vertus, mais on redoute encore bien davantage ses méchants effets. Il suffit d’en avaler un verre un peu de travers ou de se faire désinfecter une plaie ou un abcès par lui -(une vieille façon d’opérer dans de tels cas, et non encore totalement abandonnée de nos jours) pour se faire une idée de la virulente réaction que la Quetsche à l’état liquide et ce que les chairs à vif engendrent au niveau des terminaisons nerveuses. Bon Dieu ! combien de fois, dans ma jeunesse, n’ai-je pas hurlé de douleur sous la fulgurante brûlure ainsi occasionnée par la maudite panacée. Mais, ô miracle, le seau ne se renversa même pas ! Et, remplissant les verres à même le seau, nous arrosâmes le miraculeux sauvetage. Schnaps fabriqué en Moselle contre chocolat et cigarettes, made in USA : le troc allait bon train.

Cependant, les boys semblaient souffrir d’un autre mal : l’éloignement des girl-friends. Chewing-gum et barres de chocolat parviendront-ils à vaincre la vertu mosellane ? Délicate question que celle-là. Il m’est difficile d’y répondre, d’autant plus difficile que l’apaisement des sens sera toujours moins visible que les sens brouillés par l’alcool. La recherche de l’amie d’un soir est un domaine où un G. I. n’admet guère la plaisanterie.

Je l’apprendrai à mes dépens. La faction de piquet de carrefour routier n’a rien de bien distrayant, c’est vrai, même si les factionnaires sont au nombre de deux et que l’occupation essentielle consiste à ne rien faire, sinon à battre des semelles, à fumer et à se brûler les yeux à la réverbération d’une neige que balaye le souffle glacé d’Eole en fureur. Aussi la moindre diversion est-elle la bienvenue. C’est ainsi qu’un matin, alors que dans un sabir franco-germano-anglo-américain, je discutaillai ferme avec deux boys de rencontre, aussi désœuvrés que nous, le sujet en vint naturellement aux femmes. Ils me demandèrent si je ne connaissais pas quelque demoiselle disposée à la bagatelle. La commission proposée : chocolat, chewing-gum, cigarettes, me paraissait plus que raisonnable. « O.K. » dis-je opportuniste, avec la ferme intention de ne jamais tenir une aussi stupide promesse, parfaitement intenable d’ailleurs. D’ici au soir, on trouvera bien une échappatoire ! A la première relance, il me fut relativement facile de faire patienter les boys. A la seconde, ils se fâchèrent et je ne dus mon salut qu’à la vitesse de mes jambes. Ouf ! Eh ! non. Moins de deux heures après, hélas, les deux gaillards sonnèrent à la porte de la maison paternelle. Bon Dieu ! Merci Jimmy. Tu m’as encore une fois tiré d’un joli pétrin. Mais Diable ! comment avaient-ils fait pour me retrouver ? Il est vrai que dans un village rien ne passe inaperçu, mais quand même... .

Dans mon village, Nouvel An est jour de fête par excellence pour les petits verres. Ce jour-là, présentation des vœux et petits verres vont de pair. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement, si déjà la langue parlée se fait complice ? Ne dit-on pas chez moi « Prosit » pour « à votre santé », et « prosit Neujahr » pour « Bonne Année » ? ...un même vocable, le même geste ! Nos futés amis d’Outre-Atlantique eurent vite fait de comprendre que même un chaleureux « Happy New year » constituait un excellent mot de passe pour ouvrir les placards à bouteilles des autochtones. Et bientôt il ne restera plus un seul villageois à ne pas savoir présenter à ses amis ses bons vœux dans le plus pur accent de Manhattan !

Johnny, le Texan, lui aussi vint frapper à notre porte et nous souhaita la bonne année. Assidu visiteur de la distillerie du sous-sol, nous connaissions son faible pour les boissons fortes. Aussi, n’est-ce pas par hasard que la bouteille placée sur la table fut aux trois quarts vide. Il la vida en se servant lui-même et en réclama une autre. Il revint deux ou trois fois à la charge. « Il n’y en a plus, la bouteille est vide » essayai-je de raisonner ce garçon basané et noir de poil, sans doute un métis. De plus en plus mécontent, il finit par se lever de chaise en disant : « donne-moi du schnaps, ou je prends mon pétard ! ». Ai-je bien compris ? Fit-il réellement le geste de porter sa main vers l’étui à revolver qui pendait à sa cuisse ? Je ne saurais le dire, qu’importe d’ailleurs. Car déjà, à mon propre étonnement, je bondissais sur lui, tête en avant, en plein dans l’estomac, et le Texan, surpris et déséquilibré, s’affala entre les deux cuisinières, un espace juste assez large pour y mettre le seau à charbon, sa place d’ailleurs... et moi de m’enfuir à toutes jambes à la recherche de mon ami Jimmy.

Sans doute, le grand Jimmy sut-il employer les arguments ad hoc, puisque le lendemain déjà, le petit Texan vint présenter ses excuses à la famille. Son oeil au beurre noir n’était peut-être qu’une coïncidence ?.......

Certes, le canon continuait à tonner. Mais, changement de décors, le gibier se trouvait maintenant du bon côté de la barrière : derrière le chasseur. L’artillerie US avait installé une batterie à l’Est du village et les curieux, surtout les jeunes, bien que tenus à distance, pouvaient à loisir admirer ces énormes canons, ces damnés crache-la-mort de sinistre mémoire.

Le jeu est incontestablement cruel ; chaque obus que crachent ces tubes ne porte-t-il pas en soi pouvoir de mort et de destruction ? Quoi qu’il en soit, il n’est plus grandiose spectacle Son et Lumière, plus hallucinant feu d’artifice que celui offert, la nuit tombée, par une batterie d’artillerie en pleine opération de tir. Véritable fenêtre ouverte sur l’enfer que la vision d’un obus sortant de la gueule d’un canon : du feu, rien que du feu, une aveuglante gaine de flammes qui s’entrouvre, le temps d’une fulgurante expulsion, et aussitôt l’incandescent projectile disparaît sur sa mortelle trajectoire. La première phase du diabolique enfantement est ahurissante. Silence, mais, une fraction de seconde plus tard déjà, retentit l’assourdissant vagissement de l’enfant de feu ; d’abord, détonation, puis sifflement-miaulement strident et, enfin, tremblement de terre. Et la nuit redevient opaque, d’une opacité totale et effrayante par l’absolu de son silence. Mais, l’instant d’après, l’obscurité à peine installée, le feu redéchire la nuit et un nouvel éblouissement visuel et auditif, brutal, indescriptible, ébranle tout l’appareil sensoriel..!

Le combattant est tributaire des mouvements de son unité, aussi Jimmy disparut-il un matin. « Good bye, old Chap ! ». Il voulait que je lui écrive, mais mes lettres sont restées sans réponse. Il m’aura oublié. J’espère que rien de fatal ne lui est arrivé. Les artilleurs, eux aussi, ne tardèrent pas à abandonner leur campement. Longtemps après, la prairie portait encore les profonds stigmates du labourage par les chenilles et les pneus des énormes engins qui y avaient stationné. Et pourtant, malgré tout, les humbles fleurs des prés auront su résister à l’écrasement, et, réjouissant message de l’espérance, fleuriront plus belles que jamais...

Décidément, l’homme ne peut se passer des armes à feu ! A peine les troupes régulières avaient-elles franchi la ligne de l’horizon, que les armes clandestines, les fusils ressortis des cachettes se mirent à brûler les mains des jeunes de ma génération. Démangeaisons d’impatience. Terrible épreuve que celle de se savoir détenteurs d’aussi beaux joujoux et ne pas pouvoir s’en servir. Depuis des jours, à vrai dire dès le lendemain de leur mise à l’abri, nous y pensions et faisions des cartons imaginaires. Depuis longtemps nous avions étudié la topographie des environs du village et fixé le choix sur le champ de tir digne des exploits en balistique appliquée que nous nous apprêtions à réaliser : une petite enclave au milieu d’un bois, au relief accidenté, non loin de la voie de chemin de fer. Fusils et munitions soigneusement emballés dans des sacs et des chiffons sont transportés sur place : au moins 6 fusils et des balles en masse, sûrement de quoi remplir la moitié d’un sac de pommes de terre. L’opération peut démarrer. Les corbeaux volent trop haut, le gibier à poil a déserté les lieux, il faut donc d’autres cibles. Le besoin ne rend-il pas inventif ? Il n’y qu’à les fabriquer. La matière première ne manque pas sur place. De la pierre et du papier argenté qu’il suffit de ramasser ! Le sol rocailleux fournira l’une, les avions avaient laissé tomber l’autre. Il n’y a plus qu’à faire croiser deux rubans argentés au centre d’une pierre plate et de planter la cible, quoique rudimentaire, mais parfaite puisque parfaitement visible en terre, ou la poser contre le tronc d’un arbre…. et le crucial problème est résolu. Nul n’est besoin d’initiation savante au maniement des armes. La théorie fait totalement défaut, mais la pratique s’acquiert vite à l’usage. La gâchette réagit, les balles sifflent, les pierres volent en éclats : quel plaisir ! Des trois positions, debout, à genou, couché, c’est encore la position allongée qui permet les meilleurs cartons, aussi c’est elle que nous adoptons. Les détonations emplissent la vallée, la clavicule est douloureuse, les canons chauffent. Qu’importe, il suffit de changer de fusil et l’opération repart de plus belle. Des applaudissements, des cris, des rires, bref, un défoulement total, une activité palpitante, l’oubli de tout.

L’écho semble ne plus pouvoir suivre le rythme qui lui est imposé : il a des ratés, des dissonances imprévues sur la partition, des sifflements en désaccord avec les lois de l’acoustique ! Ces balles qui sifflent dans les branches viennent d’ailleurs ! Zut ! On nous tire dessus. Mais ils sont fous, complètement fous. « Quels sont les imbéciles qui… » la phrase ne va pas plus loin, interrompue qu’elle est par un nouveau sifflement qui nous plaque sur le sol. Un discret coup d’œil à travers le rideau des acacias qui bordent la voie du chemin de fer, et aussitôt éclate l’ahurissante explication. Les imbéciles ne sont pas des plaisantins de mauvais goût, mais les quatre ou cinq occupants d’une Jeep de l’Armée américaine, les armes à la main, en train d’avancer dans notre direction ! M… ! Jesse Owens n’a sans doute jamais réalisé un départ en côte comparable, ni soutenu un sprint en dents de scie aussi long et aussi fou ! Tout est resté sur place, même la veste d’un copain. Le mauvais temps s’est abattu sur la région. Deux semaines plus tard, armes et munitions avaient disparu. Mais, ô combien vivace est resté le souvenir de la course de la…25ème heure ! Ce fut bien, en effet, la dernière course, directement ou indirectement provoquée par fait de guerre, même si, plus tard, l’armée française, spécialité infanterie, saura me faire marcher... et même courir, parfois. Toutefois, -étonnante constatation -, les balles utilisées par les artificiers de la 6ème Région Militaire ne parviendront pas à émouvoir un certain bidasse dont je porte le nom.

Je ne connais rien aux lois qui régissent les processus de mémorisation. Aussi, je me demande si les circuits de mise en conserve des souvenirs ne sont pas quelquefois capables de facéties sous forme d’associations d’idées spécifiques ou préférentielles ? Car en ce qui me concerne il est un fait troublant : il me suffit d’évoquer la période américaine pour qu’aussitôt le souvenir s’associe à une...course à pied !! Le cas relève-t-il de la psychiatrie ? Si oui, je revendique des circonstances atténuantes. Tant il est vrai que les Américains m’ont fait courir : les aviateurs d’abord, les artilleurs ensuite, et, enfin, les fantassins...

Une fois encore les armes vont parler. Et les coups de feu de claquer, les rafales de crépiter et les grenades d’hululer comme peut-être jamais auparavant : un infernal déchaînement de bruits et de flammes. La nuit sera épouvantable: les balles traçantes sillonnent le ciel, les détonations ébranlent les chaumières. Et pourtant le dialogue est des plus pacifiques : c’était la nuit de la Saint-Sylvestre. Dans mon village, il n’y a pas de Nouvel An sans qu’on fasse éclater des pétards. Cette année-là, ce seront des balles réelles qui annonceront l’An Neuf. L’orchestre arsenal au complet sera au rendez-vous : fusils et mitraillettes pour les fifres, bazookas pour les tambours et même un mortier en guise de grosse caisse. Nuit d’apothéose, mais aussi chant de cygne pour les armes une dernière fois ressorties des cachettes, car l’on tira jusqu’au matin, jusqu’à épuisement des munitions. Cette nuit-là, personne ne parviendra à dormir. Et si l’on tremblait dans bien des chaumières, les coups de feu n’y furent pour rien. Le motif d’inquiétude est autre, les pensées sont ailleurs. Elles sont là-bas, du côté de la frontière polonaise, sur cette hostile terre silésienne où, depuis deux ans bientôt, les exilés de mon village, dont longtemps on est sans nouvelles, mènent une existence de hors-la-loi. Hélas ! oui, la dernière décade de janvier 1943 aura été pour quarante-trois familles, à peu près un tiers des foyers de mon petit village, un cauchemar de plus : un nouvel exode, un nouveau mois de septembre 39. Même si le moyen de locomotion est le même : des wagons à bestiaux, et que le volume des bagages autorisés est tout aussi dérisoire. En fait, la différence est dans l’escalade de l’intensité dramatique. La mesure est trop discriminatoire : pourquoi les uns et pas les autres ? Quelque soixante mois plus tôt, toute la population du village avait été frappée par un même sort. Mais c’est la communauté entière, unie dans le malheur, également éprouvée par le drame collectif, qui partait sur le chemin de l’exode.

Les exilés de janvier, eux, sont pris au dépourvu, à l’aube, à la sortie du lit, comme des condamnés. La déchirure a lieu au niveau des familles, l’unité familiale est disloquée. De plus, le convoi se dirige vers l’Est, s’enfonce en pays ennemi...et c’est la guerre ! Là-bas, ce sont les camps de travail : la mine, les carrières, les travaux de bûcheron, sept jours par semaine. Le repos dominical, lui aussi consacré à la même exténuante tâche, y a un nom révélateur : Hitlerschicht (le poste ou la journée d’Hitler). La faim, la paille, le chef de camp, la maladie. On s’échine, on souffre, on meurt...

Noël 1943 avait été triste : trop de fauteuils sont inoccupés autour des sapins familiaux; mais le facteur apportait encore des lettres. Les échanges épistolaires entre être chers éloignés les uns des autres n’atténuent-ils pas l’amertume de la séparation ?

Noël 1944, plus triste encore, sera une journée de profond accablement : depuis des semaines, des mois, le facteur n’apporte plus la moindre lettre et on continue à se battre entre le Rhin et l’Oder. Le lien est rompu, le fossé s’élargit à l’infini. A l’unité métrique s’est substituée l’incommensurable unité de la crainte et de l’attente désespérée. L’aimable coutume de commencer l’année nouvelle par un échange de bons vœux entre amis et personnes de connaissance n’est sans doute qu’une simple tradition. Néanmoins, elle n’exclut pas la sincérité des paroles prononcées oubliées, les petits soucis personnels relégués au second plan, un village entier pour une fois unanime, n’aura sans doute formulé qu’un seul souhait : le retour des absents, les garçons du front, les exilés des camps... Hélas ! l’impitoyable destin, vainement imploré, mettra six longs mois avant d’exaucer ce vœu pourtant légitime. Pendant six interminables mois encore, Mars le diabolique continuera à prendre un malin plaisir à torturer des cœurs de mères et d’épouses : une éternité, quand on est sans la moindre nouvelle d’êtres chers que l’on sait menacés par l’inarrêtable coulée du plus gigantesque volcan jamais allumé par la main de l’homme !

Dame Junon, quand donc parviendras-tu à faire fléchir ton impénitent guerrier de fils, à réunir les couples, à ramener les enfants à leurs parents ?

L’armistice est signé, le monde se réjouit. Dans mon village, toutefois, on pleure encore des larmes d’espoir, larmes d’appréhension, larmes fréquentes. Manifestations d’un état de fébrilité à la fois engendré par la perspective des retrouvailles, par l’approche de l’échéance, par l’absolu du verdict. Reviendront ? Ne reviendront pas ? Terrifiante alternative, terrible attente.

Et l’insupportable supplice durera jusque vers la mi-juin, le retour des premiers enfants prodigues, les plus chanceux, les plus débrouillards. Premières nouvelles, premières réjouissances mais aussi premières crises de désespoir, les retrouvailles sont toujours aussi déchirantes. 

S’il est vrai que le départ, 28 mois plus tôt, incorporation pour les uns, exportation pour les autres, avait été parfaitement organisé, le retour lui, sera frappé au sceau de la désorganisation la plus totale : chacun pour soi...

Hélas ! plus de trois mois de migration d’un camp à l’autre, le baluchon vide, le ventre souvent creux, la fuite éperdue, séparent encore mes compatriotes du sol natal. Eh ! oui, la libération par les troupes soviétiques, fort mouvementée à tous points de vue, ne sera que la première étape d’un long périple : zone russe, zone américaine, zone française et, pour certains, un petit détour par la Tchécoslovaquie en supplément. Rail, route, wagons à bestiaux, camions, on s’engouffre dans tous les véhicules de fortune qui se présentent pourvu qu’ils prennent la direction de l’Ouest, la seule et valable direction pour retrouver le foyer. Interminable cheminement. En fait, c’est pendant près de cent jours que l’affamé troupeau de l’effarante transhumance humaine errera sur le difficile sentier du retour. Et c’est un troupeau fractionné, fourbu, décimé, qui, peu à peu, et par groupuscules isolés, retrouvera la bergerie. 

Mais le village n’a pas retrouvé sa sérénité pour autant, trop de garçons manquent encore à l’appel. L’anonyme escadron des incorporés de force, asservis par l’infâme harnais de l’imposture national-socialiste, continue à traîner entre Rhin et Volga le terrible fardeau d’un uniforme dont ils n’ont jamais voulu. D’eux, on ne sait rien ; on attend, on espère. Sont-ils seulement en vie ? Au mieux, ils croupissent dans l’un ou l’autre de ces sinistres camps de prisonniers de guerre quelque part en Russie ou ailleurs. En principe, les Alsaciens-Lorrains ont droit à une mesure de faveur : la libération anticipée. ! Je ne sais si la séparation du bon grain de l’ivraie est chose aussi malaisée, ou s’il y a lieu de mettre en cause la lenteur des services administratifs ? Toujours est-il que le bacille dysentérique a tout loisir de faire de nouvelles victimes. Aussi, le rapatriement des Malgré-Nous se fait-il au compte-gouttes. Déchirant est chaque retour. Explosion d’allégresse pour les uns, il est indicible avivement de la douleur pour d’autres. Attente vaine et terrible évidence, les retours s’espacent, se font de plus en plus rares. Trop souvent ils finissent par cesser totalement, hélas !

La source de larmes tarie, l’inutile attente se fait résignation. La réalité l’emporte sur les lamentations, les disparus n’ont-ils pas droit à la place du souvenir ? Aussi, commençait-on à aménager sur le cimetière communal le lieu du repos éternel pour ceux qui ne reviendront plus. De nouvelles plaques, de nouveaux noms apparaissent en lettres d’or sur bon nombre de tombes familiales et sur le monument aux morts, cette blanche stèle qui, à l’époque, se dressait à l’entrée du cimetière entre deux énormes saules pleureurs.

Difficile est la rue du Calvaire, cette rude montée qui, dans mon village, mène au cimetière. Néanmoins, l’annuelle procession du Jour des morts y est toujours aussi imposante, car aucun enfant valide du village, même s’il a élu domicile ailleurs, ne voudra manquer le rendez-vous du souvenir. Chaque année, les tombes croulent sous les chrysanthèmes et l’immense foule recueillie se souvient. Que le monde, lui aussi, se souvienne. ...

Messe d’actions de grâces célébrée à Gomelange en présence de Monseigneur Heinz, évêque de Metz, et du jeune vicaire, Charles Engler, qui deviendra dix ans plus tard curé de Farébersviller.

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