Madame Siebert Colette, veuve Stein

 

Souvenirs d’avant la bataille, en vrac :

Nous, les jeunes filles, que l’autorité locale comptait habilement germaniser dans la pure tradition nazie, devions faire partie de structures dans lesquelles on pouvait mieux nous embrigader. Puisque ses deux filles -Hélène et Colette-, jusqu’à nouvel ordre ne pouvaient être incorporées, mon père, après avoir pesé le pour et le contre, resta au pays. Il fit partir discrètement Hélène, sa fille aînée de 16 ans, à Courcelles-Chaussy, pour qu’elle puisse échapper à l’enrôlement dans le Bund Deutschen Mädchen, le BDM.

J’étais plus jeune et mon endoctrinement à moi était allégé. Madame X… nous réunissait dans sa maison : chants partisans au Reich figuraient au menu, mais elle menait également des campagnes spécifiques en faveur du Vaterland : collectes d’habits, vente d’objets. Nous dûmes aussi partir à la chasse aux doryphores. Leçon de choses d’abord sur affiche où nous fîmes connaissance avec ce « gros » coléoptère de 10 cm, bien détaillé sur le papier avec ses rayures alors qu’en réalité, il dépassait à peine la taille d’un grain de café ! Et nous voilà parties à la capture de ce traître à la patrie.

Les ennemis au régime étaient sévèrement punis. Je fus le témoin d’une scène pénible où Monsieur Dietsch Pierre, ne voulant pas quitter sa maison, s’enchaîna à sa grille : « Ich bin Franzos’ und blieb’ Franzos’ » lança-t-il au milieu de kikeriki (cocorico) revanchards. (Je suis Français et je reste Français). La Gestapo, ce jour-là, eut la main lourde et lui asséna d’horribles coups de cravache.

Fin octobre 1944, lors d’un après-midi ensoleillé où beaucoup de villageois en profitèrent pour sortir les pommes-de-terre, j’assistais au bombardement de la voie ferrée. Les avions U.S. volaient bas ; les bruits des explosions étaient si tonitruants que nous nous étions plaquées dans les sillons, le nez labourant la terre. Ma mère qui avait été traumatisée dans sa jeunesse par un incendie tragique, nous réveillait les nuits lorsque les sirènes sarroises s’entendant au loin rugissaient leurs notes stridulantes. Il fallait alors se réfugier dare-dare sous l’égout du pont enjambant le ruisseau. Moments pénibles que j’exécrais car je regrettais mon premier sommeil bercé par mes rêves enfantins et brutalement balayé par cette fuite éperdue sous les illuminations des bombes pleuvant sur Saarbrücken.

 

La bataille

Dès avant les prémices de la bataille, mon père, s’était vu proposer un hébergement de repli chez la famille Breidt, propriétaire du Moulin-haut. Lorsque le danger se précisa, il nous emmena au moulin. Les produits du jardin, le pain, les réserves maternelles de conserves et de confiture figuraient à notre menu quotidien.

Les premières journées dans ce fond de vallée se passèrent dans le calme. Puis vinrent les premiers Américains, mitraillette au poing. Mon père leur dit que nous étions tous des civils et il prit les devants pour visiter avec eux toutes les pièces. Lorsque la voie parut libre et sans danger aux émissaires, toute une section s’approcha et prit possession des communs (grange, écurie, grenier). Mon père sympathisa vite avec les libérateurs et après de menus services, ils lui proposèrent d’autres actions bien plus périlleuses. Papa ne se fit pas longtemps prier malgré les supplications de ma mère. Armé d’un Bohnenstock (rame de haricot) surmonté d’un drapeau blanc, il allait espionner dans le village en remontant le cours du Kochernbach, puis il revenait faire un rapport détaillé des positions ennemies.

Un jour, il poussa le culot jusqu’à emmener un G.I. avec lui dans notre maison rue des Moulins tandis qu’à dix mètres de là, le long du talus Sncf et sur le haut du Bouck (colline où se trouvent les ateliers de la ville et le lotissement Plinter), stationnaient les S.S.. Pénétrant dans sa maison, lui devant et par signes convenus avec l’Américain sur ses talons, il avança dans le couloir pour nourrir ses bêtes. Au même moment retentit à côté de la maison un « Wer ist da ? Qui est là ? ». Le boy eut le réflexe instantané de se jeter derrière le muret d’un jardin et de disparaître. Il était moins une ce matin-là !

Les Américains qui avaient vu fondre leurs effectifs lors du combat frontal dans les rues du village préféraient maintenant déborder par les ailes, la ferme Bruskir d’un côté, la colline du Winterberg de l’autre. C’est ce qu’ils firent laborieusement comprendre à mon père en répétant : « circle, umcircle » tout en enveloppant de leurs mains le paysage pour s’assurer auprès de lui de la compréhension de leur renseignement.

 


Près du moulin, il y eut pratiquement une semaine de continuel va-et-vient de blessés de toute nature. Sis dans ce fond de vallée, le lazaret U.S. improvisé, installé dans la demeure, échappait aux tirs en enfilade allemands et devenait un havre de paix sécurisant pour ceux qui partaient à la conquête des collines 316 et 317. Les blessés légers occupaient les chambres supérieures ; les plus graves que j’entends encore gémir soixante ans après hurlaient de douleur malgré les soins prodigués. Le sang des opérés sur les murs attestait du carnage qui se déroulait sur les deux plateaux du Winterberg et de l’Uneracker. Les Allemands avaient installé des armes lourdes longtemps inexpugnables dans la carrière bien abritée et arrosaient, en face, la forêt de Béning par où transitaient les civières des blessés. D’ailleurs beaucoup de blessés brancardés par mon père furent à nouveau atteints par les tireurs ennemis bien incrustés dans la falaise calcaire. Thérèse Breidt et moi-même étions bien gâtées : du chocolat en pagaille mais aussi les premières mastications effrénées du chewing-gum, denrées nouvelles combien appréciées en cette période de disette. Sans doute, les blessés chargés après les combats ont-ils gardé une dernière vision rassurante du moulin : les ambulances kaki frappées de la Croix-rouge les emmenaient vers l’arrière, vers un peu plus de chance de s’en sortir.