Madame Weber Valérie et son frère Cehovin Edmond

 

Circonstances de la mort de notre grand-mère :

Au moment où l’agglomération de Sarrebruck était bombardée, les tirs de réplique de la Flak sarroise fusèrent vers les avions alliés. Un des obus ayant fait long feu éclata malheureusement rue des Moulins à Farébersviller où grand-mère attendait un commissionnaire devant ses marches d’escalier pour lui remettre sa carte de ration de viande. Il était environ 13 heures. La personne chargée de lui ramener ses provisions partit prendre le train.

Au même instant, un terrible éclat laboura le ventre de la malheureuse. On fit venir le docteur Namur qui souhaita l’hospitaliser devant la gravité de ses blessures. Consciente, elle lui dit avec courage que ce n’était plus la peine. L’arrière grand-mère Céline, malgré son âge avancé, vint aux nouvelles et d’un regard perspicace dit à l’entourage : « Oh ! ce nez livide qui pointe, c’est le signe avant-coureur de la mort ». Quant au grand-père, plus chanceux, il en fut quitte avec une belle frayeur rétrospective : un éclat avait perforé le tuyau de poêle dans la cuisine, près duquel il s’activait. Le vieux Nimsgern hérita lui aussi de quelques éclats dans le bras. Ce drame eut lieu le 11 février 1944, un triste jour pour nous, avec de la neige et du froid en prime.

 

Avant les combats :

Une cohue indescriptible traversa notre village, début septembre. L’affolement se lisait sur les visages des Siedler (colons) et des sympathisants qui pliaient bagages un peu partout en Lorraine. L’avance alliée agitait la fourmilière nazie. Une longue procession de véhicules se suivait sans discontinuer. Les charrettes croulaient sous les montagnes de mobilier et attirails divers  qu’on emportait vers le Reich : vélos, voitures d’enfants, bref, tout un capharnaüm à la « Prévert » s’écoulait. Nous, on se revoyait transposés cinq ans auparavant, lors de notre propre exode vers la Charente, traînant à l’époque peu de choses sur les routes d’infortune. Les rôles étaient maintenant inversés. Les vainqueurs d’hier s’en allaient, bien embarrassés et nous, enfin débarrassés d’eux. Joie revancharde de courte durée car bien vite l’organisation à la prussienne rétablit la situation tendue. Tout le monde était réquisitionné pour arrêter le Feind, c’est-à-dire l’ennemi. Les mineurs, pour ne pas laisser rouiller pelles et pioches, partirent excaver de larges tranchées dans la campagne proche. Leur train fut violemment bombardé en gare de Farschviller. Il y eut de nombreux tués dans le Schanzzug.

Valérie :

Ce jour-là, partie chercher du pain, j’eus le temps de me réfugier dans la Mutterkirche (clocher de Farschviller) pendant que les avions U.S. mitraillaient les alentours du cimetière. Je revenais à ce moment-là d fournil du boulanger de Farschviller qui ne faisait plus sa tournée dans notre village en raison des risques de tirs aériens.

Dure existence en cette année 1944, où j’allais en vélo, (pneus munis de boudins creux coupés dans les tuyaux à pression de la mine), jusqu’aux serres de Puttelange, ramener un ou deux plants de choux, voire jusqu’aux Moulins de Keskastel, quémander de la farine !

Edmond :

Nous devions convoyer les troupeaux de pauvres vaches vers l’arrière. Comme les soldats allemands mouraient de faim, ils trouvaient là de quoi se nourrir. Nous en menâmes ainsi jusqu’à Folschviller. Pénible promenade, parce qu’il fallait constamment s’épuiser à guider les vaches. Heureusement, Médor, le chien des Lagrange, nous facilita quelque peu la tâche.

Un jour, des moutons défilèrent en direction de Sarreguemines. Discrètement, mon père et moi enfermâmes un ovin que nous sacrifiâmes le soir même ; la famille put apprécier le lendemain une viande bien rare en cette période de disette. 

Valérie :

« Schanzen », un verbe d’action qui comporte de nombreux gestes : pelleter, creuser, piocher, ramasser, entasser, bref, un travail typiquement masculin, imposé à des jeunes filles inexpérimentées. Et pourtant, il fallait le faire, avec une mâle vigueur. Je mis donc les galoches de mon père, et une, deux, trois, au Biehl où, avec toute une escouade de demoiselles, nous creusâmes des rigoles pour la plus grande gloire du Vaterland.

Nous faisions des facéties aux aînées : accrocher la queue d’un lapin à un manteau, plonger dans la tranchée dès qu’un avion fantôme approchait. Un après-midi, Nénette pointa, affolée, l’index vers le ciel. Une voiture s’arrêta alors : quelques gradés s’aplatirent aussitôt dans le fossé. Fureur mal contenue devant cette farce puisqu’un officier s’avança et la gifla d’importance, au point qu’elle culbuta sur moi ! Il faut dire, à propos des avions, que c’était une vraie plaie. Dès qu’on les entendait, il ne fallait pas demander son reste, mais déguerpir au plus vite.  Au cours d’un ballet aérien qui se passa au-dessus du village dans un fracas épouvantable, alors que ma famille filait au pas de course dans la cave des Steinmetz devant laquelle stationnait un camion allemand, les balles de 12,7 tirées d’un avion firent mouche. Non seulement le camion flamba, mais également la maison de Joséphine, vraiment poursuivie par la malchance (mari décédé dans un incendie, fils disparu en Russie).

Beaucoup d’Allemands ne croyaient plus en une quelconque victoire, et combien de fois, en avions-nous entendu dire : « Nos parents nous supplient de nous rendre aux Amiss qui sont pacifiques et humains envers les jeunes ». Dans l’actuelle maison d’Art local, cantonnait une cuisine de campagne. Rudy, un rouquin bon teint avait sympathisé avec nous et nous filait en douce farine, sucre et une belle quantité de Kamisbrot. Il subtilisait le tout pendant son tour de garde en disant : « De toute façon, on n’en aura bientôt plus besoin ! ».

Edmond :

 Les Allemands avaient faim. Les provisions leur manquaient. J’ai ainsi vu, près de la maison de Bour Marcel, rue des Moulins, qu’ils rôtissaient une vache, une de ces malheureuses bêtes qui traînaient dans la campagne.

 

Combats :

Le premier obus pulvérisa la maison Chenot, le deuxième toucha la maison Délesse et expédia, sous l’effet du souffle, le grand-père hors de la chaise longue ! Nous habitions à côté. Nous trouvâmes d’abord refuge dans la cave des Délesse, mais celle-ci se remplissait d’eau avec les pluies continuelles, car elle était située au niveau du ruisseau. Cette situation incommode nous fit déménager vers la maison Lauer inhabitée (les propriétaires étant déportés et le Siedler Engler ayant déguerpi.). Il y avait donc dans cette cave le couple Délesse et ses deux garçons, la famille Céhovin (4), le grand-père et l’oncle Jean-Pierre.

Heureuse aubaine, la cave était pleine de pommes de terre laissées par les Siedler. La voisine, Paula Kleinhentz, nous ramena un jour du lard pour agrémenter le chou. Nous avions assez souvent du lait que nous allions chercher chez  Madame Adamy Maïlé. C’était une promenade dangereuse car il fallait passer tout près des maisons et se baisser face aux tirs.

 Un jour, je descendis du haut du village en arborant, pour seule protection, un drapeau blanc avec René Délesse qui allait rendre visite à ses grands-parents (actuelle maison  Zebdi). Jeunes insouciants du danger, nous allions également nourrir cochon et lapins à la maison sans peur des balles perdues.

Valérie :

Six soldats allemands se terraient parmi nous. Lorsque les Américains investirent la maison Lauer, les S.S. me prièrent d’aller signaler leur présence. « Pas très courageux, ces jeunes-là pour m’envoyer, moi, une jeune fille, au devant des libérateurs ! » pensai-je au moment de leur reddition. En retournant une seconde fois soigner les bêtes, je constatai que tous les rideaux de notre maison avaient été tachés de sang. Qui y avait été blessé ? Je l’ignore.

Sur le chemin du retour, je passais par précaution ma nuit dans la cave de l’école. Mademoiselle Hilt invoquait tous les Saints du Ciel: Elle psalmodiait : « Heilige Ambrosius, mach das es schnell rutscht ! » (Saint Ambroise, faites que tout ça se termine vite !).

 

Après les combats :

Valérie :

Le 5 décembre, l’abbé Jung réunit ses ouailles, pour une messe d’action de grâces. La ferveur des fidèles fut saisissante, surtout après que la chorale, à l’unisson avec l’assemblée, chanta le Domine, salva fac rem publicam, suivi d’un « Je vous salue », récité en français. Un ange passa alors dans l’assistance. 

Edmond :

Les Américains, munis de moyens très modernes pour l’époque, comblèrent très vite les berges du ruisseau avec un tank-bulldozer. Un pont fut aussitôt construit devant nos yeux éberlués par cette mécanique endiablée.  La Military Police avait établi le couvre-feu dès 17 heures en hiver, et personne ne s’aventurait plus au-dehors !

Lors de l’offensive von Rundstedt dans les Ardennes, les fantassins U.S. minèrent les ponts, les arbres et certaines ruelles au village. Heureusement que Leclerc, en se cramponnant à Strasbourg, leur ôta l’envie de partir car le commandement américain était prêt à se retirer et à tout faire sauter devant une contre-attaque allemande.

Valérie

Si j’avais pu être en présence continue avec les Américains, j’aurais pu à la longue apprendre facilement l’anglais. «Have you an handkerchief ? » (mouchoir), s’exclamaient-ils en me faisant rire aux larmes lorsque nous jouions aux cartes.

Mon père partait sur les hauteurs du Nebel, rechercher dans la neige, les rations de guerre disséminées un peu partout dans les trous d’hommes. Le contenu de ces rations dispersées à la grâce de Dieu sur le ban nous ravissait. Nous avons repris goût au bon café qui s’y trouvait. Il nous changeait du malt et du blé grillé. Nous découvrions, au vu du contenu du paquet, l’avance prise outre-Atlantique dans l’alimentation. En plus des paquets lyophilisés, les boîtes de bon pâté étaient légion. 

Edmond : 

Plus d’un villageois a dû trouver le long des haies, ou au bord des chemins, des trésors d’outils divers, haches, pelles-bêches, gamelles, d’un précieux concours en ces périodes de pénurie. Après guerre, les casques allemands servirent de vide-purin ; la qualité du matériel américain était mise en exergue (acier pur des haches, douilles d’obus polies et ouvragées).

Les durs moments de l’occupation touchaient à leur fin. Je me rappelle, en ces années noires, avoir sacrifié mon sac d’écolier en cuir pour en retirer une paire de chaussures. Les prisonniers russes, pour un quignon de pain, vous proposaient des sandalettes taillées dans le gummiband (bande convoyeuse à la mine).

J’allais admirer l’intendance américaine. En face de l’actuel restaurant Karmann, une montagne de produits était entreposée. A l’heure de midi, une noria de camions venus des cuisines des différentes compagnies de régiments passait d’un stand à l’autre pour s’approvisionner en nourriture et la ramener aux sections éclatées devant le front de Forbach.

«Fabuleuse Amérique ! », pensais-je.  Ce qui n’empêcha pas quelques-uns de ses malandrins, une nuit, de vouloir nous chaparder la radio. Mais, l’oncle Jean-Pierre veillait !

Chaque coup faisait trembler le peu de vitres qui restaient.

 

Ce sont des souvenirs émouvants d’une époque dramatique, où sans connaître une vraie adolescence, j’entrais de plain-pied dans la vie adulte ; la guerre de près m’avait façonné en homme !