Lagrange Gérard

 

1) Arrestation de 2 maquisards et leur arrêt de mort à la ferme Bruskir.

En ce mois de juin, en pleine fenaison, nous chargions le foin dans la Blickwiese (le long du talus SNCF entre les deux ponts face à la ferme). Deux hommes, sortis comme des diables de leur boîte, jaillirent de la voie ferrée, dévalèrent la pente devant un tir nourri provenant du Stockfeld. Mon oncle suivit en courant les deux fugitifs qu’il connaissait. Arrivés tous les trois dans le rucher, il leur remit en catastrophe quelques effets personnels alors qu’au-dehors, devant la façade de la ferme, la meute des S.A. arrivait. Tels de vieux briscards rompus à la guérilla, les deux hommes se couvraient à tour de rôle en lâchant des rafales ; bientôt ils se perdirent dans les blés bordant la ferme. Grosse déception pour les chasseurs !

Nous, nous fûmes quittes pour une belle frousse : les tirs nous avaient encadrés, l’une des balles se ficha carrément dans la charrette. Mon père fouetta alors les chevaux à bride abattue ; la cour de la ferme protégée par des hauts murs nous mit à l’abri du danger.

Les deux hommes qu’on recherchait n’étaient autres que Hackenberger Pierre (réfractaire, fils d’un cafetier de Cocheren) et un Serbe, prisonnier évadé. Ils narguaient ouvertement les pontes locaux et faisaient de temps en temps le coup de feu contre eux.  Aux grands moyens les grands remèdes ! On fit appel à la Gestapo et à la Feldgendarmerie. Deux jours après les faits, un camion à croix gammée s’arrêta dans la ferme et une vingtaine d’hommes en uniforme noir jaillirent de sous la bâche. Ils campèrent chez nous, ayant amené leur paquetage. Leur mission consistait à prendre morts ou vifs ces deux insoumis. Bientôt, les voilà déguisés en parfaits travailleurs qui, une pioche ou une pelle sur le dos, qui, à partir arpenter par deux ou trois les différents secteurs rayonnant autour de la ferme.

Le lendemain matin, on ramena les deux enchaînés. Ils furent invités à s’asseoir sur le fumier.

(Version plausible de leur capture (d’après d’autres renseignements).

Un faux bohémien occupé à tailler l’osier des saules dans la forêt accosta nos deux lascars, peu soupçonneux pour supposer avoir devant eux un quelconque ennemi. Gagnant leur confiance, l’agent dégaina son pistolet et les fit prisonniers.

Mon père crut reconnaître l’un des captifs. De la chambre de l’étage, avec son ardoise, il  lui envoya  des messages. Il écrivit d’abord une série de noms de villages. Chaque fois, l’entravé répondait discrètement non de la tête. Enfin il sourit lorsque le nom de Cocheren fleurit sur l’ardoise. Par recoupement, papa sut très vite que c’était le fils Hackenberger. Les deux premières initiales suffirent car aussitôt ce dernier acquiesça. Mais tout ce manège n’avait pas échappé à la Gestapo intriguée par le comportement du prisonnier en constants mouvements. Mon père fut surpris dans son action de questionnement à distance et immédiatement soupçonné d’être sans doute un complice. Cet événement eut lieu un dimanche matin peu avant l’heure des offices et pour rien au monde, ma famille n’aurait raté la messe !

La Gestapo méfiante nous suivait à la trace ; même en allant rapidement chercher une salade, mon père fut poliment accompagné. Un policier nous accompagna comme une ombre à l’église et stationna dans le clocher pendant que ma famille s’installait dans les travées. Monsieur Aug Nicolas fut mis au courant de la situation par mon père. Il alla vite prévenir le père Hackenberger.

L’après-midi, la sœur du rebelle arriva et dans sa fureur courageuse subtilisa le revolver d’un des gendarmes. Au milieu des vociférations, elle fut enfin maîtrisée.

Le sort des deux hommes avait déjà été scellé. Hackenberger eut une « mort de faveur » : achevé proprement devant le talus de la voie ferrée par deux coups. Son compagnon eut une mort atroce; en fait c’est un troisième prisonnier, un Russe semble-t-il, qui fut obligé, sous peine d’être passé par les armes, de l’égorger !

Les ordonnateurs de la tuerie revinrent et décidèrent d’enterrer d’autorité les deux hommes près du poulailler. Refus catégorique de mon père. Finalement, le corps du fusillé fut convoyé dans une charrette conduite par son père jusqu’à la morgue du village. Sa tête dépassant du cercueil laissait perler du sang. « Das Schwein ist geladen ! » (le cochon est chargé) dit l’un des bourreaux. Les villageois submergèrent le corps d’un monceau de fleurs tricolores, ce qui mit les tueurs dans une colère noire.

 

2) Démantèlement du maquis et arrestation de mon oncle et de mon père.

Une soixantaine de maquisards traînaient dans les forêts avoisinantes. Ils avaient leur pied-à-terre chez nous. Mon oncle et mon père les nourrissaient : vaches tuées au noir, moutons qu’on sacrifiait en les précipitant accidentellement sous le train grâce au chien bien dressé. Un constat était alors dressé précisant les causes du préjuduce car les bêtes étaient inventoriées et devaient revenir au Reich.

Monsieur Brucker de Farschviller ramenait deux fois par semaine du pain à ces Waldpiraten.

Les soupçons pesaient déjà lourds sur les deux fermiers Lagrange. Une dame de X..., espionne à la solde de la Gestapo, ramena trois faux déserteurs chez nous, lesquels épinglèrent deux vrais déserteurs cachés dans notre meule de foins (voir par ailleurs témoignages de Marie-Louise Houllé et Lydia Melling).

L’un d’eux, un gars de Sarre-Union, dénonça tout ce qu’il savait.


Pour donner le change en aidant ouvertement le régime nazi, mon oncle et mon père partirent pelle et pioche sur l’épaule pour aller schanzen (creuser des tranchées) et prouver aux yeux de l’autorité allemande leur dynamisme patriotique pour le Vaterland. Ils furent ramenés à la ferme par les policiers lancés à leur poursuite. Totalement compromis, les deux frères, emmenés rue des Roses à Farschviller y furent honteusement bastonnés. Sonné par les coups reçus, l’oncle gisait sous la table. Ma tante arriva avec moi. Courageusement, elle tenta de s’interposer lorsqu’on cravacha mon père. « Tu veux subir son sort, eh bien continue à t’en mêler ! » dit l’un des énergumènes. Tous deux furent emmenés à la Brême d’Or et rapidement évacués vers Dachau.

 

Le soir de leur arrestation, nos foutus maquisards revinrent quémander leur nourriture. Certains d’entre eux, pensant peut-être trouver des policiers allemands chez nous, tenaient des grenades en main, prêtes à être balancées. Ma tante les accueillit vertement et les chassa !

« Ce matin, vous n’étiez pas là pour les sortir du guêpier ! Filez ! ».

Après guerre, sur les soixante insoumis nourris et logés, sans compter les évadés qui transitaient par le réseau, trois seuls revinrent remercier chaleureusement mon oncle et mon père de les avoir aidés à survivre. Un Anglais, par exemple, revint à la ferme en 1946 sur une superbe moto. La ferme faisait partie d’un réseau pour évadés. Le curé de Folkling nous les envoyait de nuit ; nous, nous les expédions la nuit suivante chez son confrère de Barst.

Lors de la grande perquisition effectuée autour de la ferme, les chevaux des policiers passèrent tout près d’un couvercle de la cachette, établie dans un abri pour vaches, sous un amas de poutres étalées. Cette remise en plein air servait de protection à nos bovins mais sous le plancher, se tenaient ce jour-là nos maquisards.

Lors d’un bombardement, un des trois clandestins qu’on hébergeait à la maison fut blessé. Avec l’Ausweiss de Monsieur Ignatovic, prisonnier Serbe travaillant à la ferme, on partit le faire soigner chez le docteur Siebert.

 

3) Les combats :

« Wollen sie trotzdem hier bleiben, denn wir nehmen Stellung ? ». Maman et ma tante ne comptaient pas quitter la ferme. Elles tenaient beaucoup à leurs vaches et chevaux. 80 feldgrau environ s’installèrent dans et autour de la ferme. La soupe leur arrivait chaque midi sur un chariot, mais bientôt elle ne leur parvint plus qu’en soirée à cause des tirs d’artillerie U.S. et ensuite, plus du tout. Nos trois charrettes réquisitionnées furent à tour de rôle pulvérisées par les tirs précis dirigés par un guetteur installé dans le clocher de Henriville. A chaque fois, un pauvre marmiton laissait des plumes dans les explosions. L’observateur U.S. aux binoculaires bien ajustées avait une vision si poussée qu’à chaque relève de sentinelles, l’une ou l’autre restait sur le carreau. Un obus précis volatilisa le monceau de traverses qui obstruaient judicieusement l’entrée de notre cave.

N’ayant plus de ravitaillement, les Allemands firent main basse sur nos quadrupèdes qui furent tous embrochés et braisés dans le feu de cheminée. Un âtre improvisé fut aménagé en éventrant notre conduit de fumée. A la guerre comme à la guerre !

De bon matin le 28 novembre, des Américains nous délogèrent de la cave, moi en premier. Les mains en l’air, insouciant, je dévisageais ces gars venus d’ailleurs. La poignée de civils que nous étions remonta les escaliers. « Boches…. hier ? » cria l’un des libérateurs. Fayer Toni me dit de redescendre dire à la vingtaine d’Allemands survivants, (car il y avait eu de nombreux morts et blessés provoqués par les tirs d’artillerie), de se rendre, ce qu’ils firent. Je détiens encore une bible et un chapelet remis par des Américains ce matin-là. La journée se passa dans le calme. Boys et feldgrau se côtoyaient, les Allemands prisonniers goûtant un peu trop à l’avance ces quelques heures de douce captivité. Le soir, les rôles furent inversés.

Sous un déluge de balles crachées par mitrailleuses et mitraillettes, les S.S. dévalèrent en hurlant les marches et extirpèrent les G.I.’s médusés. Je ne fus plus le premier à sortir si vaillamment de mon trou, au contraire je m’attardais longtemps près du puits interne.

Mais le corps de ferme devenait inhabitable et intenable pour nous. Les obus qui pleuvaient sur les bâtiments nous asphyxiaient. C’était la fin du monde qui nous surprenait. Nous décidâmes de fuir dans la fournaise. J’étais devant, portant haut une sainte Icône représentant la Vierge Marie. Malgré les roquettes et les explosions de toutes sortes, aucun des dix membres du groupe ne fut touché.

Avant l’heure d’être soldat, j’exécutais le parcours du combattant, me plaquant tous les 50 mètres, le nez dans l’herbe, alors que giclaient les mottes de terre et les éclats. Au croisement de Théding, ça pleuvait comme à Gravelotte. Notre famille Lagrange (5 personnes) se dirigea vers la maison d’une connaissance à Théding, et les autres avec Fayer Tony (Monsieur et Madame Ignatovic, Stacho le berger, Glad..) filèrent vers Diebling puis Bousbach.

 

Pendant que je sonnais désespérément chez les Adamy, un obus en face percuta le mur de la mairie de Théding en nous mitraillant sans gravité d’une pluie de gravats et de poussière, au passage. Les tirs d’obus continuèrent jusqu’au 4 décembre. Je faillis être transpercé d’une balle cet après-midi-là car elle atterrit dans le couloir et passa à quelques centimètres de moi.