Lagrange Nicolas+

 

On passerait des heures à écouter Monsieur Lagrange raconter ses souvenirs. Bien qu’ayant atteint l’âge respectable de 83 ans, il garde une mémoire que personne ne peut prendre en défaut. Il faut l’entendre parler d’une des périodes les plus bouleversantes de sa vie, la dernière guerre. Et s’il y a des héros méconnus qui, par leurs actions quotidiennes ont contribué à la résistance de notre pays face à l’hégémonie nazie, M. Lagrange en est certainement un. Originaire de Coume, il s’installe à Farébersviller en 1939 dans la ferme qu’il venait d’acquérir. Il n’en profita pas, la déclaration de guerre contre l’Allemagne l’obligeant à faire son devoir, comme beaucoup d’autres d’ailleurs.

Le voici donc soldat, embarqué dans ce que l’on a appelé «la drôle de guerre». Pour lui, elle fut de courte durée puisqu’il fut fait prisonnier par les Allemands dans la région de Toul. A la signature de l’Armistice, démobilisé puis libéré en tant que Lorrain, il rentra chez lui pour y découvrir sa ferme détruite. Le responsable du canton (allemand bien sûr) le convoqua pour lui notifier qu’en deux semaines, tout serait reconstruit... ce qui fut fait. Mais la grande Allemagne voulant s’attirer les bon­nes grâces des Lorrains annexés fit mieux encore, elle lui fournit dix vaches et deux chevaux que Nicolas réceptionna en gare de Forbach.

 

Passeur

La vie reprenait son cours ; des habitants du village venaient travailler à la ferme moyennant quelques subsistances. N’était-ce pas là un moyen généreux de venir en aide à des compatriotes plus malheureux que soi ? Quand on connaît la suite de l’histoire, on n’en doute plus. Tout a commencé lorsqu’un jour un déserteur de la Wehrmacht se présenta chez lui afin de lui demander de l’aide, et c’est tout naturellement que notre bonhomme lui offrit le gîte et des vêtements civils.

M. Lagrange ne pouvait soupçonner alors que cet homme qui fuyait l’Allemagne serait le premier d’une longue liste. 320 personnes au total furent cachées, nourries par M. Lagrange, mettant ainsi en péril sa vie et sa famille. Toutes ces personnes lui étaient adressées par le prêtre de Folkling.

Il n’avait pourtant pas l’âme plus patriote qu’un autre, notre héros, mais son grand cœur ne pouvait se résoudre à refuser gîte et couverts à ces pauvres hères. Ils étaient Anglais, Français et Allemands. Jusqu’en 1944, il devint l’un des passeurs les plus efficaces de la région. Aménageant des caches dans sa ferme, il hébergea jusqu’à 16 personnes à la fois. Même les résistants cachés dans la forêt toute proche s’approvisionnaient à la ferme. Les déserteurs de la Wehrmacht troquaient leurs uniformes contre des vêtements civils et munis d’une fourche, ils traversaient ainsi nos campagnes sans trop de risques.

OOui, mais voilà : plus il accueillait de personnes, plus il encourait le risque d’être dénoncé.

Ce qui devait arriver, arriva, par l’intermédiaire d’un déserteur de l’armée allemande qui fut pris dans un contrôle de patrouille. Il ne résista guère, précisant même d’où provenaient les vêtements dont il était affublé et combien de réfractaires et résistants M. Lagrange hébergeait dans sa ferme.

 

Déporté à Dachau

Le lendemain, M. Lagrange vaquant à ses occupations quotidiennes, ne fut guère surpris en voyant débouler dans la cour de sa ferme, trois voitures appartenant à la sinistre police allemande ; des hommes en surgirent armes au poing. Une perquisition fut rondement menée, elle ne donna aucun résultat, preuve s’il en faut, que les caches étaient sûres. Les Allemands ne lésinant point voulaient embarquer toute la famille, M. Lagrange leur fit cette réponse : «Ici, c’est moi le patron, s’il faut prendre quelqu’un, c’est moi», il fut arrêté immédiatement. Emmené à Farschviller, il y rencontra d’autres camarades d’infortune. Interrogé sous la torture (on lui pointa le canon du fusil plus de dix fois sur la nuque), il nia tout et leur résista ainsi toute une semaine. De guerre lasse, la police le transféra au camp de la Brême-d’Or avec ses compagnons. Mais la Brême-d’Or n’était qu’une étape. Dachau fut la destination finale.

Dachau, ce nom qui donne le frisson, ce nom synonyme de morts, de martyrs. Neuf mois d’enfer pour lui, dans l’incertitude du lendemain, du sort réservé à sa famille. Harcelé par les kapos, côtoyant la mort chaque jour, il voyait les camarades autour de lui décimés par le typhus ou par le sadisme des gardiens S.S. (En tombant à l’entrée d’un wagon, il fut frappé au dos par un gardien, avec la crosse d’un fusil ; il ne dut son salut qu’à deux camarades qui le hissèrent à l’intérieur du wagon).

Chaque jour, il devait, en compagnie d’autres prisonniers, se rendre à pied au dépôt de la gare de Munich pour y travailler. Seul salaire, un pain de seigle de 1,5 kilos pour 16 personnes et des écorces de chêne en guise de café. Le soir, il retrouvait son lit dans une baraque où les fenêtres n’avaient pas de vitres, sans portes et ceci en plein hiver. Le matin en se réveillant, il fallait d’abord évacuer du dortoir ceux que la mort avait visités pendant la nuit, morts de faiblesse, de faim, morts du typhus, morts pour rien.

Il ne dut sa survie qu’à un médecin complaisant qui le maintint à l’infirmerie plus de trois mois suite à une blessure à la cheville provoquée par un morceau d’acier. L’espoir d’être libéré se concrétisa un jour.

Les Américains étaient là, la fin du cauchemar aussi. M. Lagrange fut l’un des premiers à être rapatrié en France (via Strasbourg) par des camions militaires. Sa famille eut certainement du mal à reconnaître en cet homme squelettique Nicolas Lagrange que les Allemands avaient emmené 9 mois auparavant.

Aujourd’hui, M. Lagrange ne veut tirer aucune gloire de son passé. Il n’a aucune haine ou rancune envers ses bourreaux.

 

Que voulez-vous, les vrais héros sont ainsi faits !