La déportation ou les ennuis sudéto-silésiens...  racontés par Victor Formery

 

« Au début du mois de janvier 1943, alors que, ô ironie du sort, les gens de mon village n’avaient même pas fini de présenter les vœux de bonne et heureuse année, la déportation se fit en deux temps : la première secousse le 12 janvier, la rupture définitive le 18 janvier. Les foudres du destin, en s’abattant sur le malheureux village, vont le précipiter dans ce qui fut peut-être la période la plus noire de son histoire, pourtant emplie de coups de sort fort peu enviables. Et c’est le drame, l’épouvantable drame qui, par la sinistre imagination du metteur en scène nazi, va se dérouler en deux actes où le prologue engendre l’espoir et le dénouement, mais aussi la plus profonde des détresses une semaine plus tard !

D’abord, le prologue. Il a lieu le mardi 12 janvier, vers 9 heures du matin. Ce matin-là, les hommes disposent d’une heure pour faire leur valise. Ensuite, rassemblés sans ménagement, ils sont amenés sous bonne escorte jusqu’à Neunkirchen, en Sarre. Là, enfermés dans un camp, ils ne quittent celui-ci que pour aller au fond de la mine et y abattre le charbon. Apparemment, rien de bien grave : ne sont-ils pas mineurs ? De plus, Neunkirchen, n’est qu’à quelque trente kilomètres du village et les visites sont tolérées. Bref, une situation fort supportable. Et, l’espoir renaît. Mais à peine commence-t-on à respirer que déjà le monde s’écroule. Et, c’est le lundi 18 janvier, soit six jours plus tard, que le rideau tombe sur le plus inhumain des dénouements. En effet, ce matin-là, entre 6 et 7 heures, une horde de policiers déferla sur le village endormi.

« Aufmachen » (ouvrez) : tel est l’ordre aboyé devant quarante-trois portes d’entrée qui branlent sous les coups. Tel est aussi le spectre qui arrache 43 épouses du sommeil pour aussitôt les replonger dans le cauchemar.

Le Landrat (sous-préfet) de Saint-Avold a voulu marquer les esprits : « l’exemple de fermeté que nous allons employer à Pfarrebersweiler servira de leçon à tous les nostalgiques français du secteur. Qui n’est pas avec nous mérite sanction : séquestre des biens et déportation forcée. A bon entendeur, salut !… » Ndr.

« Préparez-vous, rassemblement à 8 heures...! » Aboiement sec, l’ordre donné est sans réplique. A quoi bon demander des explications ? Tout le monde a compris : les uniformes ne sont-ils pas suffisamment éloquents ?  On a surtout compris que l’inéluctable était arrivé, qu’il était vain de tenter quoi que ce soit.

Déjà, les autobus attendent. N’ayant pas le choix, ils y montent. Les véhicules démarrent. 12 km plus loin, ils s’arrêtent en gare de Saint-Avold, le chef-lieu de canton. Là, on leur sert une soupe aux pois secs avec des saucisses. Ensuite, ils montent dans le train qui se met en branle : il est à peu près 2 heures de l’après-midi. La direction prise est celle de Forbach, Sarrebruck : un itinéraire que tous connaissent fort bien. Le premier arrêt a lieu à Béning, un village voisin, mais les portes résistent : elles sont verrouillées, on ne sort plus !

Là, c’est l’effondrement. Mais le serpent d’acier n’en a cure, il continue et continue, s’enfonçant de plus en plus au cœur même de l’Allemagne. Le Rhin, puis la lointaine Oder, les deux frontières naturelles de l’Allemagne franchies, le convoi du désespoir ne continue pas moins sa route vers l’Est, vers le bout du monde. Bon Dieu ! s’arrêtera-t-il jamais ? Oh si. Quand enfin, il daigna s’immobiliser, ce fut dans la lointaine Silésie, là-bas près de la frontière polonaise !

La Silésie ? Quel est donc que ce pays-là ? Personne ne le connaît. Est-il dans tout ce convoi seulement une personne qui sache le situer ? Sûrement pas. Etrange coïncidence pourtant, ce pays de l’autre bout de l’Allemagne n’est-il pas, à cause des richesses de son sol, une sorte d’Alsace-Lorraine transplantée sur les rives de l’Oder ? Car, autre pomme de discorde entre l’Allemagne et la Pologne, le destin de ce coin de terre est par bien des points étrangement semblable à celui du mien.

Or, c’est justement dans ce coin-là, ce pays frère par le destin, que les Mosellans déportés vont vivre la lamentable existence qui fut celle propre aux camps de travail nazis : travaux pénibles et souvent dangereux, alimentation insuffisante, promiscuité et vermine, hébergements indignes d’êtres humains et conditions d’hygiène plus que douteuses. Bref, c’est l’homme réduit à l’état de bête de somme. Presque toujours parqué derrière des fils de fer barbelés, à la merci du muletier. Là, la bête humaine n’a de valeur que par et pour le travail physique qu’il est à même de fournir. Dans le monde entier, le conducteur d’animaux n’a-t-il pas un minimum d’égards pour ses bêtes ? Le vacher nazi, lui, n’en a pas. Traîner le bât, calmer l’estomac et récupérer des fatigues, tel y est le régime journalier. Epreuve pénible s’il en est, mais qui devient calvaire à la longue. Un calvaire qui, pour mes compatriotes, va durer rien de moins que 27 longs et interminables mois. Mais l’épreuve n’est pas uniquement physique, elle est aussi morale par l’isolement dans lequel ils se trouvent.

Doryphores de janvier et... doryphores d’été ! Décidément, le lundi 18 janvier 1943 aura été pour ce village la journée des émotions fortes. Une de ces journées qu’il n’est pas nécessaire de cocher sur le calendrier pour s’en souvenir. Le bouleversement et la stupéfaction, en moins de douze heures. Les nôtres, expulsés le matin, ont à peine eu le temps de franchir la frontière que déjà, à la tombée de la nuit, les rapaces s’abattent sur les nids devenus vacants, encore tièdes. Mais étranges prédateurs que ceux-là. Bipèdes arborant la croix gammée, ils parlent allemand. Ils sont huit familles et viennent là en maîtres pour prendre possession sans gêne aucune des maisons devenues vides par l’expulsion des propriétaires.

Ils viennent du Buchenland, nous apprend-on sans plus de précision. Du Buchenland ? Où, diable ! peut bien se trouver ce pays-là ? Aucune idée. Les dictionnaires disponibles ne sont guère précis à ce sujet. Ceux qui s’y connaissent placent ce pays quelque part du côté de la Tchécoslovaquie. Je veux bien. Mais qu’importe d’où ils viennent, la seule chose qui importe c’est que ce sont des étrangers, pire : des imposteurs.

Les partants étaient des frères, des amis, des voisins, que tout le monde connaissait. On pouvait leur faire confiance, quels que fussent les rapports de mauvais voisinage que l’on s’efforçait d’entretenir par tradition entre familles. Les arrivants ne sont que des intrus, dont on ne peut jamais trop se méfier.

Et, du jour au lendemain, le village se mura dans le silence du désarroi : il n’est plus que méfiance, suspicion généralisée. On ne parle plus qu’à voix basse, on a peur de l’écho de sa propre voix...

« L’ennemi est à l’écoute » n’était jusqu’alors qu’un parmi les nombreux slogans nazis, que personne de ce pays ne prenait particulièrement au sérieux. Maintenant, tout a changé. C’est devenu un impératif, une réaction d’autodéfense : l’ennemi lui-même, le vrai, est dans nos murs, nous le côtoyons journellement. Un ennemi d’ailleurs fort visible par la couleur jaune de sa tenue et la croix gammée ostensiblement arborée à la moindre occasion. Une telle injection de sang nouveau va, évidemment, changer bien des choses. Ne serait-ce que dans le domaine le plus visible : le défilé dominical de la section d’assaut locale. Eh oui, c’en était fini de la risible file qui, hier encore, traînait sa minable savate de par les rues du bourg. Maintenant, c’est une formation disciplinée et martiale qui viole avec agressivité et cadence le macadam de la localité. Les sourires ironiques se figent et les moqueurs comprennent que l’ère des quolibets est bel et bien révolue... En fait, la mode s’était mise au jaune en cette année 1943. Car au jaune uni des arrivants de janvier va succéder vers la fin du mois de mai la livrée jaune et noire striée d’un nouvel ennemi : le doryphore. Le vrai, celui qui fait des ravages dans les champs de pommes de terre. Décidément, la palette se complète, mais ne s’harmonise point, tant est vive la réaction des premiers venus. Eh oui, quiconque connaît de réputation, le rôle que joue la pomme de terre dans le menu journalier du bon Allemand moyen, comprendra que tout ennemi du précieux tubercule, fût-il minuscule insecte, ne peut qu’être ennemi du peuple tout entier. Un ennemi, qu’il y a lieu d’exterminer avec la dernière des énergies. Et, bien entendu, la haute autorité locale de décider le lancement d’une campagne anti-doryphores. Sitôt dit, sitôt fait. Tous les enfants d’école du village se voient nantis du récipient adéquat : une boîte de conserve. Il faut aussi un chef, c’est le brave père X., affublé de son uniforme S.A., celui-là même qui traînait si laborieusement ses vieilles jambes en queue des défilés dominicaux, qui en prit consciencieusement la charge. Et tout ce monde se mit aussitôt à parcourir les champs de pommes de terre de la commune, à la recherche de  l’ennemi public N° 1.

« Qu’est-ce qu’un doryphore ? ». Interrogé, le chef d’expédition avoua franchement n’avoir jamais vu lui-même un spécimen de l’insecte à détruire. Il n’en brossa pas moins un portrait-robot des plus succincts : « c’est une bestiole jaune et noire... ».

Des bébêtes jaunes et noires, nous étions fixés ! Comme parcourir la campagne à la recherche de telles bébêtes amuse davantage un écolier que suer sur une déclinaison ou un calcul de fraction, c’est avec l’enthousiasme que l’on devine qu’une vingtaine de jeunes chiens, subitement lâchés dans la nature, s’élancèrent à la conquête des pépites striées !Mais voilà, les bestioles jaunes et noires qui volent et qui rampent ne sont pas spécialement une rareté en milieu végétal. Rien d’étonnant donc à ce que chaque trouvaille, scarabée, araignée, ... saluée par un cri de victoire, et un attroupement autour de l’heureux explorateur, fut bonne pour appeler le guide à l’endroit de la découverte. Enjambant à chaque appel sillons et rangées de pommes de terre avec la détermination d’un héros germanique, le brave homme, chaque fois déçu, retourna illico presto aux avant-postes, sa place de chef. Hélas, au bout de deux jours les jambes du pauvre homme, déjà malmenées par les sollicitations pédestres dominicales de sa Section d’Assaut, ainsi rudement mises à l’épreuve par ses infatigables acolytes, finirent par ne plus être à la hauteur de son dévouement. Et la campagne anti-doryphores, arrêtée par suite de la défaillance de son chef, prit lamentablement fin au bout du 3ème après-midi. Toutefois, elle ne fut pas totalement négative. Trois échantillons de ces méchants ennemis de la précieuse tubercule national-socialiste ne figuraient-ils pas au tableau de chasse ? Etait-ce un manque de perspicacité ou un aveuglement collectif de la part de la jeunesse scolaire de tout un village ? Toujours est-il que le « péril jaune » qui guettait nos patates nationales, au lieu de diminuer ne fit que s’amplifier avec les années à venir. Il est vrai que les « pantalons jaunes » n’étaient plus là pour s’opposer à son extension. Péril jaune pour péril jaune, autant le dire franchement : les habitants de ce village préféraient de loin celui qui se combat à l’insecticide !

 

Toutefois, l’arrivée des ressortissants du Buchenland allait aussi faire ricocher un autre méchant galet sur la surface déjà suffisamment troublée de la mare communale. Un ricochet plutôt inattendu, puisque ses victimes sont autant les autochtones que les deux vieux gendarmes d’Outre-Rhin chargés de l’ordre public. Deux braves pandores, des Bavarois bon teint, plutôt débonnaires et bons viveurs, dont l’ardeur fouineuse, en cas d’abattage clandestin d’un animal domestique, était jusqu’alors assez aisément atténuée par la tentation d’un jambon ou d’une bouteille de schnaps. Or, ces deux fonctionnaires nazis tout juste ce qu’il faut pour ne pas se faire remarquer, adoptés par tous, sûrement plus braves que méchants, allaient du jour au lendemain totalement changer leur comportement et appliquer les règlements dans toute leur rigueur. N’avaient-ils pas, eux aussi, toute raison de se méfier de ces inconnus venus de l’Est ?…..