Antoinette Aug née Bodo le 27 novembre 1927 à Farébersviller

« En cette sinistre aurore du 18 janvier 1943, dissimulé derrière les volets de sa maison sise rue du Calvaire, mon père avait vu les séides de la Gestapo de Saint-Avold frapper bruyamment aux portes des familles ayant refusé la Volksgemeindschaft (intégration dans la communauté au peuple allemande). Il nous demanda de ramasser au plus vite nos maigres affaires et de nous préparer au départ dans l’inconnu. Il faisait nuit noire, lorsque les hommes au manteau noir venus frapper à notre porte nous ordonnèrent de plier bagages et de nous présenter rapidement au presbytère qui avait été réquisitionné comme Bürgermeisteramt (mairie). Ramenés à la gare de Saint-Avold, les nombreux villageois concernés (plus d’une centaine) durent emprunter la Reichsbahnet filèrent vers une destination inconnue. Le train roula toute la journée et nous arrivâmes en soirée dans une gare de Silésie. Dans la campagne enneigée, le charme hivernal était accentué par la présence de traîneaux tirés par des chevaux, spectacle insolite et féerique pour nous les jeunes.  Si cette atmosphère édulcorait le stress du départ et gommait notre appréhension juvénile, les personnes âgées, traînant leurs maigres bagages et pataugeant à genoux dans la neige épaisse, redoutaient davantage ce saut dans l’inconnu.

Notre lieu de séjour était le château de Wartenberg an der Roll, situé à 12 kilomètres de la gare. La montée vers ce burg n’impressionna pas l’insouciance de mes 13 ans. On nous ventila par familles dans les nombreuses chambres de cette résidence seigneuriale, au confort plus que limité. Mon père se débrouilla pour récupérer une chambre au second étage où nous nous retrouvâmes réunis, maman, ma sœur Marie et mon jeune frère Albert. Sur le même palier, créchaient les familles Lucien Etienne et Vogel Pierre. N’ayant pas encore atteint mes 14 ans, je devais aller à l’école allemande. Je me rappelle de l’attitude de ma sœur aînée m’ordonnant de ne pas lever les bras qu’il fallait tendre chaque matin à l’école pour effectuer le salut hitlérien. Les femmes travaillaient à la cuisine tandis que leurs maris étaient affectés dans les usines et entreprises de Silésie.

Figurez-vous que mon père décida de nous ramener en catimini en Moselle ! On partit durant un après-midi, il prit des tickets à la gare sans éveiller de soupçons. Le trajet vers notre région natale connut une alerte aérienne. Il fallut nous abriter dans un abri anti-aérien. Lorsque les contrôleurs nous demandaient les raisons de notre déplacement, père prétendait que nous allions en vacances dans la parenté. La surdité de maman provoquée par l’absence de médicaments au cours du premier conflit mondial atténuait la perspicacité des Feldgendarmes postés dans les gares de transit et qui vérifiaient les papiers à tout bout de champ. Stationnés en gare de Béning-lès-Saint-Avold, il nous fallut rester sur le qui-vive dans le compartiment pour échapper aux regards perspicaces de certains cheminots, enclins en nous voyant débarquer sur le quai à aller raconter aux autorités nous avoir vu arriver.

De ce fait, père décida alors de continuer sur  la station de Farschviller puis d’emprunter, à travers la forêt, le chemin qui nous mènerait à Cappel, chez son frère. Tout devait se faire dans la discrétion pour éviter les ennuis possibles.

Le paternel fit le chemin-retour au camp en nous laissant aux bons soins de mon parrain. Arrivé en Silésie, il éprouva quelque frayeur en constatant que l’entreprise dans laquelle il travaillait avait été délocalisée ailleurs et c’est non sans peine qu’il la retrouva, ce qui lui permit d’éviter les ennuis d’usage liés à son absence.

Je me retrouvais bientôt au service de madame Geisler Hänzie, fermière débordée de travail et habitant rue des Jardins à Farébersviller, avec gîte et couvert garantis. Il me fallait rester sur mes gardes et vivre en cachette. Les Siedler (fermiers émigrés qui avaient accaparé les demeures libérées par les familles déportées) jouaient les délateurs. Je m’occupais de menus travaux domestiques chez cette dame généreuse, sujette aux maux de tête. Je suppose que plusieurs imprudences ont permis notre localisation, les autorités de Wartenberg ayant sans doute aussi alerté les instances locales d’un plausible point de chute dans la parenté ou chez des connaissances. Une glissade inopportune faite par une soirée hivernale et le fait qu’on m’ait vu bêcher dans le jardin Geisler ont progressivement resserré l’étau policier. Mon hôtesse le ressentait. Elle avait elle aussi été transférée en Silésie, et c’est parce que son fils Eugène (qui désertera) avait accepté d’être incorporé dans la Wehrmacht qu’elle avait pu regagner son domicile. Craignant des représailles suite à la désertion de son fils unique, elle vivait dans la hantise d’être déportée. Plus d’une fois, craignant l’arrivée intempestive des limiers allemands, elle filait seule la nuit chez sa sœur domiciliée à Folkling.

Maman fut appréhendée par la gendarmerie allemande de Farschviller et emmenée à la Brême d’Or, camp de sinistre mémoire. Les démarches de mon oncle permirent à maman d’être libérée avec l’obligation pour elle, de partir au plus vite avec ses enfants rejoindre Wartenberg.

Alertées, les autorités du camp de Halbstadt nous attendaient. Nous connûmes quelques avatars en cours de route, nous retrouvant par exemple sur le trajet de Cracovie !

Le chef du camp, au bras droit amputé, était d’un naturel bon enfant. Qui d’autre que lui aurait pu entendre les reproches formulés par les résidents sans réagir ? Je me souviens de Madame Marie Kleinhentz, née Chenot, qui, avec son sens de l’à-propos et ses boutades, se permettait des réflexions très osées à l’encontre du Lagerchef Peterlé. « Wer will noch Käse ? » disait-elle, en appuyant volontairement sur le Käse (fromage) pour signifier au chef la mièvre qualité du produit. La soupe aux orties n’était pas un des plats les plus prisés, Marie prétendant que cette mixture convenait mieux aux animaux de la basse-cour « parce que chez nous, Herr Lagerführer, on ne mange pas des orties à table ! ».


Deux familles avaient pu réintégrer leur domicile pour graves raisons de santé, accompagnées par une sœur-infirmière qui n’avait pas manqué au retour de décrire la qualité du bien-vivre dans le Westmark, parlant de volaille et de viande à volonté qu’elle y avait dégustées.

Marie en profita pour relever, sous forme d’ironie, la pauvreté de la gastronomie locale à laquelle toutes les familles transférées étaient soumises.

Il est vrai pour ma part que j’avais en sainte horreur les sempiternels et insipides aliments puisés dans une marmite collective, appelés Eintopf. Je disais à mon père qui s’inquiétait de ma maigreur que je préférais mourir que d’ingurgiter ces brouets écœurants.

 En raison des pénuries liées à la guerre, les portions étaient bien congrues : un dé de beurre et une minime portion de confiture nous étaient octroyés pour trois jours. Le dimanche soir, par exemple, nous avions droit à une tranche de saucisse et une lamelle de pain. Pas de quoi restaurer l’ouvrière que j’étais devenue ! Alors où trouver des nourritures d’appoint ? Par exemple, la salade, on la prenait chez un horticulteur, encore fallait-il du succédané de vinaigre (Essigessenz) pour en relever l’assaisonnement. Maman se privait de sa tranche de pain pour rassasier mon frère Albert, affamé du haut de ses douze ans. Mon père traversait à ses risques la frontière tchèque pour hamstern, acheter au noir un supplément de nourriture, le plus souvent des pommes de terre et bien sûr du pain. Il avait fait la connaissance d’un couple sympathique. Le boulanger et son épouse, sans enfant, insistaient gentiment pour garder mon frère. « Je ne peux pas vous le laisser, leur avait-il dit, je n’ai que ce fils ». Albert accompagnait son père durant ses sorties nocturnes. Le chien saint-bernard, animal de bât du patron boulanger, était chargé de transporter le pain de son maître auprès des clients : un spectacle insolite qui plaisait énormément à mon frangin. Nous partions également peigner les myrtilles, une pratique défendue. Les sorties en forêt nous permettaient de récupérer du bois mort pour alimenter le fourneau dans la pièce.

Au camp de Halbstadt, j’étais devenue ouvrière de production. Nous avions après notre départ de Reichstadt rejoint les célibataires qu’on avait transférés ici quelques semaines plus tôt, histoire pour eux de participer à la production guerrière. Au milieu des grandes machines-outils qui fraisaient, pressaient, usinaient, taraudaient les pièces métalliques pour créer les douilles d’obus de la Flak, nous étions surveillées par des S.S. Leur regard au- dessus de mes épaules m’inquiétait singulièrement.

Souffrant un jour d’une bronchite, mon père m’avait conseillé de rester au lit. Un garde vint pour me signifier de retourner illico à l’usine. « L’absence pour maladie, cela n’existe pas chez nous ! Au boulot ! ».

 J’ai gardé sur moi durant tout mon séjour les mêmes habits. J’avais sympathisé avec cinq jeunes Allemandes qui me gratifiaient parfois de gâteau à la confiture. Lorsque les Russes libérèrent le camp, nous les cachâmes sous nos lits, histoire de leur éviter les sévices des vainqueurs.

Lors de la libération du Konzentrationslager des Juifs qui se situait non loin de notre camp, j’ai assisté à la revanche de quelque 600 détenues qui s’emparèrent de leurs gardiennes pour les tondre et les asticoter. En effet, plus d’une fois, j’ai été témoin d’exactions et de brutalités exercées par les gardiens S.S. à leur encontre. Il nous était interdit d’approcher les Juden ou simplement de les regarder ! Lorsque j’ai pu pénétrer dans ce camp de la mort, j’ai été frappée par la misère qui y régnait. Des W.C. innommables se situaient à côté des couches pouilleuses ; les captives aux chiffons rayés traînaient leurs pieds écorchés dans d’affreuses galoches.

Les fantassins russes qui avaient libéré notre secteur en s’appuyant sur leurs chars n’étaient pas des tendres. Ma mère en fit les frais ; un sauvage lui arracha brutalement l’alliance.

Partis de Bamberg, nous avons été rapatriés par train avant d’être accueillis au dispensaire de Longuyon.

Notre retour à Farébersviller eut lieu fin juin 1945.

. Enjambant à chaque appel sillons et rangées de pommes de terre avec la détermination d’un héros germanique, le brave homme, chaque fois déçu, retourna illico presto aux avant-postes, sa place de chef. Hélas, au bout de deux jours les jambes du pauvre homme, déjà malmenées par les sollicitations pédestres dominicales de sa Section d’Assaut, ainsi rudement mises à l’épreuve par ses infatigables acolytes, finirent par ne plus être à la hauteur de son dévouement. Et la campagne anti-doryphores, arrêtée par suite de la défaillance de son chef, prit lamentablement fin au bout du 3ème après-midi. Toutefois, elle ne fut pas totalement négative. Trois échantillons de ces méchants ennemis de la précieuse tubercule national-socialiste ne figuraient-ils pas au tableau de chasse ? Etait-ce un manque de perspicacité ou un aveuglement collectif de la part de la jeunesse scolaire de tout un village ? Toujours est-il que le « péril jaune » qui guettait nos patates nationales, au lieu de diminuer ne fit que s’amplifier avec les années à venir. Il est vrai que les « pantalons jaunes » n’étaient plus là pour s’opposer à son extension. Péril jaune pour péril jaune, autant le dire franchement : les habitants de ce village préféraient de loin celui qui se combat à l’insecticide !

 

 

Toutefois, l’arrivée des ressortissants du Buchenland allait aussi faire ricocher un autre méchant galet sur la surface déjà suffisamment troublée de la mare communale. Un ricochet plutôt inattendu, puisque ses victimes sont autant les autochtones que les deux vieux gendarmes d’Outre-Rhin chargés de l’ordre public. Deux braves pandores, des Bavarois bon teint, plutôt débonnaires et bons viveurs, dont l’ardeur fouineuse, en cas d’abattage clandestin d’un animal domestique, était jusqu’alors assez aisément atténuée par la tentation d’un jambon ou d’une bouteille de schnaps. Or, ces deux fonctionnaires nazis tout juste ce qu’il faut pour ne pas se faire remarquer, adoptés par tous, sûrement plus braves que méchants, allaient du jour au lendemain totalement changer leur comportement et appliquer les règlements dans toute leur rigueur. N’avaient-ils pas, eux aussi, toute raison de se méfier de ces inconnus venus de l’Est ?…..