Wagner Roger

 

Préparatifs de combat

Dès le 24 août, Hitler avait donné l’ordre d’aménager la West Stellung (à ne pas confondre avec le West Wall, l’ancienne ligne fortifiée Siegfried de 1939 qu’il comptait bien sûr reconsolider dans la foulée).

Après la capitulation de la garnison du Gross Paris, les membres du Parti séjournant dans les villes et les campagnes mosellanes ainsi que les infortunés Siedler qui redoutaient un débordement de Patton par la Lorraine, s’étaient enfuis, emportant leurs biens dans une cohue indescriptible de véhicules sans nom. Panique générale !

Bürckel le Gauleiter, ce petit Führer du Gau Westmark (et non de la Lorraine, une appellation qu’il exécrait), mobilisa toute la population civile à la construction d’ouvrages de défense. La campagne, du côté de Barst et de Biding, se hérissait de tranchées et de fortifications diverses. Même si les soldats du IIIème Reich retraitaient, les ordres impérieux stipulaient qu’il fallait maintenir coûte que coûte toute position acquise.  L’ennemi devait être contenu à chaque fois par une bataille retardatrice. Le site de Farébersviller se prêtait admirablement à cette perspective, avec les collines du Winterberg surplombant les hauteurs de Seingbouse et de Henriville.

Pendant que les adultes vaquaient à l’aménagement des tranchées anti-chars, nous les jeunes (j’avais 14 ans), fûmes également réquisitionnés. Nous dûmes par exemple, rameuter les troupeaux de vaches jusqu’à Ippling avec, pour récompense, une gratification de rafales d’avions ! La population craignait les Iaboss’ (avions U.S) et le comportement imprévisible des pilotes d’avions alliés. Notre grange fut un jour la cible des Typhoons. Elle abritait deux camions allemands venus s’y cacher. Comme l’avant d’un des véhicules dépassait de la façade, la bâtisse fut tout simplement mitraillée.  Les pilotes et les observateurs supervisaient bien la contrée. Cet après-midi là, la maison Jean Steinmetz fut incendiée.

 Nous aussi, pour éviter les avions Lightning, nous partions de nuit sur la charrette traînée par les chevaux. Notre travail consistait à hâler les chênes extraits de la forêt du Studen, éclairés dans notre tâche par une lanterne vacillante ; nous devions impérativement être rentrés avant l’aube pour ne pas constituer des cibles de choix. J’étais devenu en la circonstance bûcheron occasionnel avec Riss Alphonse et Geisler Hänzie pour débarder et ramener des troncs de chênes destinés à équiper les barrages anti-chars.



Voici la description détaillée de la Panzersperre installée entre la maison Lacour et celle de Muller Aloyse :

 Les S.S. devenaient de plus en plus nerveux. Deux jours avant les combats, ils vinrent, la nuit tombante, perquisitionner notre maison. D’autorité, ils exigèrent de fouiller les chambres.

 

« Halt ! Sie sind verhaftet ! 

- Warum ? Je n’ai rien fait ! », s’exclama mon père qui, sans se démonter, les arrêta d’un non moins tonitruant «stop ! ». Ce petit intermède profita à notre insoumis (Aloyse Blum de Béning) qui, en se faufilant in extremis par la porte de la salle à manger, alla vite se cacher dans un clapier. Pour ce faire, il suffisait de soulever rapidement un couvercle dans la partie basse du clapier. Même un fouineur patenté n’aurait pu déceler la présence de notre réfractaire : le lapin et son chapelet de crottes étalé sur la litière en cachait l’orifice ! L’énergumène S.S., un peu déstabilisé par l’attitude de mon père, arbora alors ses épaulettes, histoire de l’intimider à son tour avec son grade.

Puis il regarda à la dérobée dans les chambres et tourna les talons en emportant la radio : il prétendit alors qu’elle était destinée aux malheureux blessés de l’hôpital de Sarrebruck !

Les Allemands, très imbus de leur personne, étaient sans gêne et autoritaires. J’eus ainsi droit, un jour, à une magistrale gifle appliquée par un nazi. Ce dernier s’extirpa de sa voiture pour m’administrer une taloche parce que je portais le béret, symbole français trop ostensible à ses yeux.

Nous avions la hantise de la fouille subite et mon père avait affublé notre hôte clandestin du nom fantaisiste de Seppel. C’était, pour le gamin de 14 ans que j’étais, -la vérité sortant parfois de la bouche des enfants- un surnom habile. Si d’aventure j’étais interrogé, j’aurais alors faussé les pistes des enquêteurs sur la véritable identité du malheureux que nous hébergions à nos risques et périls. A coup sûr, en cas de découverte, nous aurions été bons pour Dachau ! Lorsque les S.S. et, quelques jours plus tard, la Feldgendarmerie élirent domicile chez nous, on se sentit paradoxalement plus rassuré même si la situation irrégulière de mon frère en compliquait encore les choses.

Blessé durant l’Arbeitsdienst, il aurait dû après sa convalescence repartir sous les drapeaux de la Wehrmacht, mais les Américains approchant, il préféra se soustraire à l’incorporation. Il vivait également chez nous, dans les galeries creusées parmi le foin du grenier. La présence des Allemands sous notre toit nous sécurisait de ce fait. Qui aurait pu imaginer que dans le logis abritant ces réputés fins limiers, puissent se cacher, à leur barbe, deux Malgré-Nous ? Finalement les policiers partirent peu avant les combats.


En prévision de la bataille inéluctable, mon père avait étayé le plafond de la cave avec des poteaux. Les provisions avaient été faites : les qwellekrumba (pommes de terre en robe des champs) et le lait allaient souvent figurer au menu quotidien pendant ces huit jours de lutte sauvage. Le mode d’éclairage varia : après les bougies, la lampe de carbure puis celle de pétrole se relayèrent.

 

Bataille

Le matin du 28 novembre, alors que je sortais le fumier vers les 9 heures, une section U.S. passa devant chez nous. Père accueillit les Américains à la porte d’entrée, mais il dut passer en tête, explorer avec eux le moindre recoin de  notre habitation. « Retournez tous dans la cave ! » nous ordonnèrent-ils ensuite.

Dans l’après-midi, trois ou quatre tanks-destroyers avaient stoppé devant notre maison.

Face à un tir venu de la maison Bour Alphonse, ils répliquèrent par une formidable bordée d’obus. J’observais la scène par les volets entrouverts et je vis distinctement MM. Kosuta et Bour, agiter frénétiquement le drapeau blanc.

Subitement, je sentis le contact froid d’un revolver brandi par un officier américain sur ma poitrine. Il constata que j’étais un civil et me laissa tranquille.  Quelques instants plus tard, s’aventurant dans la cuisine, une balle perdue cabossa son casque et ricocha contre le mur.

 Puis sans crier gare, les boys nous emmenèrent en file indienne au Erbhoff, sous les déflagrations des grenades, pour je ne sais quel motif, ou plutôt, on le sut à notre retour…


Le copain de Béning, soulagé d’avoir pu sortir de son clapier, plaida habilement notre cause en baragouinant un peu d’anglais auprès du capitaine, qui nous laissa repartir.  En fait, notre déplacement s’avéra être un prétexte au cours duquel les boys purent fouiner aisément dans nos chambres et chaparder pain, jambon, vin et schnaps ! Les Allemands avaient agi de même le jour précédent, en faisant main basse sur la volaille et la gente lapine. Seule une hase avait échappé au cambriolage nocturne ! Match nul de part et d’autre, mais avec un léger avantage aux Américains qui, pour se faire pardonner de leurs méfaits, nous laissèrent une boîte d’un infect cassoulet, salé et hautement épicé !

Dans notre no man’s land, les patrouilles des G.I.’s et des S.S. s’affrontaient durement lorsqu’elles tombaient nez à nez entre elles. J’entendis un jour un Allemand crier : « Hilfe, Hilfe ! » du côté de la maison Maringer inhabitée par les propriétaires, Célestin et sa famille ayant été déportés. C’est une famille de Siedler qui l’occupait après leur départ forcé et qui s’était attaché (doux euphémisme) les services d’un prisonnier serbe.  Lors des combats, ce gars-là arriva dans notre cave avec un autre clandestin, un Yougoslave, puant le bouc et la charogne à mille lieues à la ronde. Nous partageâmes avec eux notre maigre subsistance.  

Il m’arrivait, par la force des choses, de devoir abreuver les bêtes assoiffées. Un jour, en actionnant une pompe à bras, j’essuyai des tirs. On devait me prendre pour un ennemi, mais quel camp tirait ? Je ne le sus jamais En inspectant les alentours, je tombais, à hauteur de la maison Schwartz Joseph, sur le lieu d’un drame sanglant. Pas moins de vingt casques américains étaient éparpillés là ! On distinguait encore, ô horreur ! des bouts de cervelle et des lambeaux de chair. Voici à mon avis le scénario possible de cette hécatombe : en face du lieu tragique, les Allemands, par radio, avaient pu relayer les faits et gestes de la patrouille ennemie à leur équipe des mortiers, installée derrière le barrage anti-chars. Guidés par Funk Sender, ils firent mouche sur le groupe.

 

Libération

La libération du village se passa rapidement.  Après une importante canonnade dans la nuit du 3 au 4 décembre, de longues colonnes de blindés traversèrent Farébersviller et tinrent fermement les positions dans les villages des alentours. Farébersviller sortait meurtri de la bataille, d’autres villages allaient également souffrir et c’est seulement après la percée de Forbach que notre bourg devait connaître sa vraie libération. Les artilleurs américains avaient installé des obusiers de 105 (près de l’actuel lotissement des Rosiers). J’assistais au tir d’un canon de 155 à hauteur de la maison Muller. Je voyais distinctement le départ du projectile une fraction de seconde, puis il se perdait à hauteur de Sarrebruck. « Mais une branchette d’arbre trop proche, par exemple, peut nous dévier le projectile qui va alors partir en crabe et exploser loin de la cible », nous précisa un des artilleurs.  Chaque coup faisait trembler le peu de vitres qui restaient.

Ce sont des souvenirs émouvants d’une époque dramatique, où sans connaître une vraie adolescence, j’entrais de plain-pied dans la vie adulte ; la guerre de près m’avait façonné en homme !