Wagner René

 

 Blessé sérieusement à la main durant l’Arbeitsdienst, j’aurais dû, après ma convalescence, repartir sous les drapeaux de la Wehrmacht, mais les Américains approchant, je préférai, malgré les risques encourus, me soustraire à l’incorporation forcée.

 

Avant les combats

 Je décidais donc de rester caché chez moi, avec l’appréhension d’être un jour, peut-être découvert et considéré comme déserteur.


Croquis de la cachette

Deux hommes de la Feldgendarmerie étaient logés chez nous et guidaient les troupes, débandées par l’avance des Alliés, vers des casernes où elles étaient affectées pour re-compléter les bataillons. La veille de leur départ définitif, ces policiers nous dirent en substance : « Si demain nous ne sommes pas là,  dann geht es los ! ».

Ils avaient ainsi guidé camions et attelages de chevaux venus en toute hâte de Freybouse, vers la Sarre toute proche. Nous ne savions pas que dans la nuit du 26 novembre, trois déserteurs allemands avaient transité par notre grange à la recherche d’habits civils. Ils avaient, par négligence, laissé leurs treillis vert-de-gris en vrac dans un recoin. Deux S.S. de passage, choqués et furieux par cette découverte insolite, demandèrent à visiter l’endroit où nous étions tous rassemblés. Il y avait également Irène Diroux parmi nous. Elle faisait le ménage dans notre famille ; elle s’occupait du linge, nous préparait à manger et s’était arrangée pour cacher dans notre maison un Malgré-Nous originaire de Béning (cf. récit de Roger Wagner, son frère).

« Oh ! pensais-je, ces énergumènes vont nous emmener ! ».

En jetant un coup d’œil vers nous, l’un des S.S. dit : «  Wir gehen, es sind lauter Kinder hier (partons, il n’y a que des enfants ici !).

La lumière vacillante de nos pétroleuses a dû nous transfigurer en bambins bien sages ; les deux réfractaires, nous venions de l’échapper belle.

 Notre maison devait être, dans l’esprit des S.S., une position stratégique parce que située dans l’axe de la route descendant de Seingbouse.  Aussi, le matin du 27 novembre, revinrent-ils et nous demandèrent-ils de déguerpir, mais il fallait nettoyer la cave auparavant (den Keller räuhmen).  Mon père leur fit comprendre l’inanité d’un tel effort, leur disant que l’une des caves était envahie d’une montagne de betteraves et dans les autres, tout avait été étayé pour supporter les déflagrations d’obus. Ils n’insistèrent pas.

 

Les combats

Le 28 novembre, il y eut vers les 9 heures le bruit caractéristique de mitraillettes provenant du Biehl. Les Américains venant du Hinernest (derrière la forêt du Studen) affrontaient les Allemands en haut de la côte. Ces derniers refluaient vers le village.  Avec un tank-bulldozer, les Américains vinrent vite à bout de la Panzersperre.

Ils avaient, au préalable, arrosé d’une salve d’obus la maison Bour Alphonse pour y déloger des tireurs. En descendant vers le village, trois tanks U.S. allaient être neutralisés sous le pont SNCF, l’un après l’autre, par un panzer allemand, embossé à mi-côte dans le chemin de Folkling et qui tirait à vue vers l’axe du pont. Un char dépanneur américain retira vite les carcasses aux chenilles éclatées. Nous entendions, à travers le soupirail, déambuler les patrouilles allemandes qui marchaient, courbées dans le fossé pour éviter les balles mortelles.

 La pluie était au rendez-vous ; les avions américains ne sortaient pas, ce qui devait arranger les affaires des pionniers S.S. sur le Plinter où leurs tireurs d’élite faisaient merveille.

 

Après les combats

Dans la nuit de la Saint-Sylvestre, un froid subit s’installa dans le pays. L’opération Nordwind commençait ; les Allemands firent planer des inquiétudes dans le secteur de Haguenau. Les Américains se préparaient à refluer. Peu après, le commandement U.S. déclencha, depuis le village, un Trommelfeuer. Une bise glaciale s’installait.  « Mon Dieu, qu’allons-nous devenir ? » pensions-nous avec inquiétude. Au dehors, les camionneurs américains éprouvaient les pires difficultés à faire démarrer leurs véhicules. « Si les Allemands reviennent, qu’est-ce qui va nous attendre ? ». Après plusieurs heures passées à réparer les mécaniques engourdies, les moteurs, les uns après les autres, pétaradèrent.  L’artillerie redoubla de vigueur au point que nos lits se promenaient et quittaient leurs emplacements. Les soldats U.S., à toutes fins utiles, avaient scié en partie les arbres plantés vers Cocheren et le long de l’actuel collège Holderith.  Ruelles et ponts étaient minés également.

En janvier 1945, les autorités américaines demandèrent à monsieur Adamy, -l’ancien maire de 1939 réintégré dans sa fonction-, de désigner deux volontaires pour accompagner la Military Police et faire les interprètes. Raymond Steininger et moi-même avons été désignés. Nous pouvions, en questionnant un supposé espion en cas d’arrestation, lui demander à s’exprimer en francique. Un Lorrain de chez nous n’aurait pas été gêné, un Allemand se serait démasqué. Voilà pourquoi les Américains sollicitaient le concours de deux gars du cru.

Le froid persistait.  Notre poêle à charbon situé à l’étage devait ressembler à la forge de Vulcain. Les Américains l’avaient si bien bourré de combustible que les pieds du poêle, poussés au rouge à cause de la chaleur dégagée, s’enfoncèrent dans le plancher !


Une patrouille de six hommes partit un jour contrôler le secteur de Forbach, encore propriété ennemie. Ils ne revinrent pas, faits prisonniers sans doute. Leurs affaires furent récupérées par la Military Police. Mon père avait imaginé plusieurs caches dans sa maison. L’une d’elles donnait accès, par une trappe habilement camouflée sous le lit, à une excavation sous la chambre. En cas de perquisition poussée, on pouvait même, en plongeant par un siphon, remonter de l’autre côté du mur et filer à l’anglaise par la cave. C’est là que nous y avions stocké les provisions les plus précieuses afin de surmonter la pénurie pendant notre séjour dans le sous-sol.

Lorsque les Américains nous avait emmenés en file indienne pour un soi-disant interrogatoire qu’ils nous firent passer au Erbhof, ils en profitèrent pour tout fouiller. Finauds, ils découvrirent le merveilleux schnaps, mais ils le versèrent dans des bouteilles à pétrole, ce qui le rendit imbuvable. 

 

Libération

Libération ? Soulagement, certes, de voir la guerre s’installer plus loin.  Mais je me retrouvais, seule, dans la grande maison au toit soufflé.

Je découvris, derrière la maison, près de la porcherie déserte, dans l’escalier en contrebas, le cadavre d’un G.I. Dans l’appentis (Schopp), une lettre écrite en anglais par une dame, traînait par terre. Sans doute le malheureux, en train de lire la missive, avait-il été surpris par un éclat ou tiré comme un lapin ?

Unique pièce à vivre, le salon nous abrita quelques temps, Justin, Denise et ma tante. Puis, la pluie et la neige ensuite, inondèrent l’habitat.

Je montais dans le grenier et m’épuisais à déblayer la neige. Travail pénible que je maîtrisais pour avoir dû, dès mon jeune âge, trimer dur pour remplacer les membres de ma famille décimée par les morts brutales successives. 

Percluse de rhumatismes actuellement, je me souviendrai toujours des propos « prophétiques » de monsieur Bodo qui disait en me voyant m’acharner : «Tout cela, tu le sentiras dans tes vieux jours ! ».

 

Les Américains aimaient notre schnaps et le troquaient volontiers contre des bougies et du savon. « Have you a schnäps ? », quémandaient-ils en passant devant la fenêtre éclatée.