Madame Bigel Armande, née Egloff

 

Mon père Eugène est parti le 12 janvier 1943 en camp de travail. Il a encore rapidement pu venir à l’école nous dire au revoir, à Fernand mon frère et à moi-même. « Je ne vous verrai peut-être plus jamais ! ». Comme d’autres mineurs qui avaient refusé l’adhésion à la Volksgemeindschaft), il avait été réquisitionné d’autorité pour partir travailler en Sarre en tant que Kartenverweiger (pour refus d’attribution de la carte allemande).

Maman était enceinte. A 11 ans, en cette époque et vu notre éducation, j’étais très ignorante des détails de la conception et de l’enfantement. Son état de santé ne lui permettait pas de suivre son mari. Encore avait-il fallu que le docteur Namur établisse un certificat de complaisance prévoyant un accouchement d’une heure à l’autre. (Es kann stündlich sein).

Je me souviendrai toujours de cet autobus emportant mon père au loin. Nous allions rester deux ans et demi séparés de lui. Au début, sachant qu’il était à Neunkirchen (Sarre), je partis avec la Godé (marraine) lui rendre visite. En sortant du train, nous arrivâmes devant une enceinte hérissée de grillages barbelés. A notre passage, une cohorte de prisonnières russes travaillant sur la voie ferrée fut durement houspillée par les gardiens S.S.. M’approchant comme une centaine d’autres visiteurs de la palissade, je dénichais bientôt mon père au milieu d’autres personnes emprisonnées.

« Papa ! ». Nous nous tenions l’un devant l’autre, séparés par la barrière. L’un des gardiens me laissa plus longtemps que les autres en sa présence. Comme nous pleurions, cette scène a dû attendrir le policier. Papa demanda à la Godé : « Que devient Joséphine, ma femme ? Toujours rien en vue ? ».

Cette question répétée m’inquiétait. Je ne comprenais toujours pas ce qui arrivait à maman. Le 12 février 1943, le Poté (parrain) m’emmena à l’école et recommanda à l’institutrice, Mademoiselle Hilt, de m’envoyer à midi chez tante Ernestine Lacour. « Tu sais, me dit-il, ta mère est allée chez le dentiste ». Je dormis donc chez ma tante. « La rage de dents de maman était atroce », disait le bon parrain en clignant des yeux, avec un sourire entendu à l’institutrice.

Fernand rentra à la maison : dormir ailleurs ne l’emballait pas. La délivrance arriva le lendemain. Maman mit au monde un garçon, Ernest. Rentrée chez moi, je vis maman alitée, entourée de ses deux sœurs. Je lui criais  ma déception : « Tu aurais pu nous acheter une fille. Je n’aime pas les garçons ». En fait, je m’attachais très vite à mon petit frère. Sur le chemin de l’école, un aîné, Adrien Formery, nous mit au courant du supposé voyage de la cigogne au pays merveilleux des choux. Mais la maîtresse le prit très mal et nous infligea une mémorable punition. En cette période, les enfants étaient bien ignorants.

Durant notre séparation, je fus bien surprise d’obtenir, lors de ma communion, un colis contenant un verre taillé en cristal avec l’inscription suivante : « zur heiligen Kommunion. Armande ». Mon père avait vraiment espéré une permission à l’occasion de la communion solennelle de sa fille. Le patron de la Glassfabrik (fabrique de verres) m’envoya ce beau cadeau. Il pensait par ce geste noyer un peu la douleur d’un père séparé de sa fille.

Ces années d’absence furent matériellement et financièrement difficiles à surmonter. Mon père, considéré comme célibataire et sans charge de famille, ne pouvait nous envoyer de l’argent car tout son pécule était bloqué sur un compte de l’administration nazie. Ma mère qui aurait dû partir le rejoindre avec ses trois enfants ne figurait sur aucune liste d’attribution des cartes de rationnement à Farébersviller. C’est donc uniquement le parrain et la marraine qui nous nourrissaient. Ils durent faire preuve de beaucoup d’ingéniosité et consentir de lourds sacrifices.


Une désertion réussie :

Une colonne de malheureux Rouskis stationnait dans la rue des Moulins. Ordre avait été donné à la population de leur préparer des victuailles pendant qu’à l’école chauffait la tambouille pour ces affamés. Nous étions en train de nous attabler, le civet de lapin aiguisait notre appétit. Soudain, un bruit sourd retentit dans la cave proche de la cuisine. Un prisonnier s’était glissé par le soupirail. Mésestimant la hauteur de la pièce, il avait culbuté d’une hauteur de 2,50 m sur le sol battu. Il fit irruption en plein repas. Nous restâmes pétrifiés. Par mimiques, il nous fit savoir qu’il voulait se cacher. On l’abrita dans le cabanon extérieur servant de W.C. Cette intrusion nous avait coupé l’appétit. Je ne sais ce qu’il est advenu de ce Russe courageux.

Toujours à propos de déserteurs :

J’étais partie avec ma mère faire paître nos vaches du côté du Baspisch (forêt de Seingbouse). Soudain trois hommes se présentèrent. Ils nous demandèrent dans une langue inconnue si nous avions de quoi manger. « Oui, deux tartines ». Elles furent équitablement partagées par le trio. L’un d’entre eux nous dit encore en nous montrant un pot de conserves vide : « Bernard, Bernard » (sous-entendu : c’est lui qui nous les a apportés) et nous le tendit. Sans doute, s’agissait-il de Bernard Kleinhentz qui venait de temps en temps leur apporter de la nourriture.

Avant les combats :

La famille Bour Jean-Pierre était venue dans notre maison en emmenant vache et cochon qui furent parqués dans l’étable.

Pendant les combats :

Le premier jour, les S.S. étaient cachés dans le ruisseau alors que les Américains investissaient la rue des Moulins. Par la suite, les Allemands étaient revenus et stationnaient le long de la voie ferrée. Ils effectuaient des patrouilles en criant : « Hello, hier sind die Deutschen ? (hello, ici il y a des Allemands). Ils nous demandèrent s’il y avait des Américains chez nous.

Après les combats :

Ma mère lavait le linge des Américains dans le ruisseau (très propre à l’époque). Ils nous ramenaient du savon en contrepartie.

Mon petit frère Ernest avait droit au dessert que les Boys s’empressaient de lui ramener. Ernest, qui allait sur ses 20 mois, avait su percer la notion de danger encouru à chaque alerte aérienne. « Non, non », faisait-il en se débattant, à l’idée de devoir de retourner dans la cave.

Noël 1944 :

La messe de minuit avait été avancée à 17 heures. Je participais à l’office. Pendant ce temps, la Godé, surveillant le petit Ernest, avait grand peine à comprendre la demande des G.I.’s :

« Christmas...cake ». Par gestes, l’un des soldats interpellait ma marraine et essayait de lui expliquer ce qu’il voulait. S’improvisant pâtissier, il faisait semblant de casser des eggs (=œufs) et de remuer quelque chose. Il levait des yeux interrogateurs pour savoir si la dame comprenait. Non... alors de guerre lasse, l’un des soldats sortit une poêle, prit des oeufs, rajouta la farine et remua le savant mélange. La marraine commençait à comprendre. Elle leur prit l’ustensile et mélangea la pâte.

Les Américains étaient heureux : ça y est, ils allaient pouvoir déguster leur fameux gâteau de Noël. Je rentrais sur ces faits. Le manche de la poêle dépassait de la porte entrouverte du four. La Godé leur servit un honorable gâteau praliné de chocolat fondu que chacun apprécia.

 

Ce soir-là, à l’heure du Merry Christmas, plus d’une pensée émue traversa l’Atlantique vers les familles laissées là-bas.