Madame Bigel Cécile

Le cas du malheureux Hackenberger, (Malgré-Nous fusillé sur le talus SNCF derrière la ferme Bruskir) :

Trois policiers S.S s’étaient arrêtés devant la ferme, épuisés, mal à l’aise. Ils n’avaient pas mangé et me le firent savoir. Après s’être restaurés au frais de la princesse, ils abusèrent de schnaps dans le café noir. Dans leur ivresse, ils rapportèrent avoir tué le malheureux Hackenberger.

Comme les enfants attendaient l’organiste Henry originaire de Cocheren qui venait chanter chaque dimanche les Vêpres, ils partirent sur le lieu de l’exécution. Le corps du malheureux gisait recroquevillé dans l’herbe, sa tête reposant sur l’avant-bras comme s’il dormait.

Un des policiers, bien guilleret, me raconta en sirotant l’alcool, alors avoir reconnu dans l’attroupement mon fils Gilbert.

« Du bist ein Biiigel. Du kannst vom Glück reden. Verschwinden Sie alle gar, Lausbuben ! » (Tu es un Bigel. Tu t’en tires à bon compte. Disparaissez tous, garnements ! )

 

Madame Bigel porte en elle le chagrin d’une mère écrasée par la fatalité et le mauvais sort qui se sont acharnés sur sa famille.

« Mon fils Alphonse est parti le 8 janvier 1944 en compagnie de ses camarades Aloyse Adamy et Albert Houllé, originaire de Seingbouse. Il a effectué son R.A.D à Kandel. En nous quittant, il m’a dit : « Ne pleure pas, je reviendrai ». Il est revenu en effet, mais dans un cercueil. Il a été enterré le 27 janvier 1944. Les circonstances de sa mort sont parfaitement établies. En prenant froid, après avoir subi l’instruction sous la pluie continuelle, il contracta un gros abcès purulent dans la gorge. Ses deux camarades nous alertèrent ; mon mari Alphonse fonça à l’hôpital et lui dit en partant : « Je reviendrai demain avec maman ».

Sa tête enflée était congestionnée par l’infection. Le lendemain, nous avons trouvé son lit vide. Le directeur vint obligeamment nous rapporter que notre fils était mort d’une crise cardiaque. La sœur infirmière nous demanda : « Voulez-vous encore revoir votre fils ? ». Je fondis en larmes comme la mater dolorosa près de la Croix. Il avait 16 ans et 5 mois. Les services hospitaliers comptaient incinérer son corps.  Mon mari s’opposa avec la plus grande véhémence à cette crémation et après sa visite aux services d’état-civil compatissants, le corps de notre fils fut rapatrié par wagon à Béning. (cf. récit de Mme Germaine Riss).  

Le 13 septembre 1944, mon second garçon Gilbert (âgé de 15 ans) fut victime d’un très grave accident : des avions américains l’ont, en effet, grièvement blessé ce jour-là. Il véhiculait un chargement destiné aux travaux de terrassement entrepris pour stopper l’avancée de Patton. C’était un travail imposé aux villageois par l’autorité allemande. Au-dessus de lui, volaient sept avions U.S. et qui ne cessaient de faire des spirales inquiétantes. Croyant échapper aux chasseurs, il prit le temps encore de fouetter ses deux chevaux qui foncèrent à triple galop vers un refuge. Son camarade Eugène Brayer eut le temps de se protéger derrière une croix des rogations. Gilbert descendit en catastrophe de la charrette, calma les chevaux qu’il aimait beaucoup avant de plonger derrière une haie (près de l’actuelle grotte de Henriville). Les mitrailleuses crachèrent le feu du ciel. Dans une ronde infernale, les lourdes balles émanant de la nuée ardente frappèrent le sol, et s’approchant de plus en plus, cernèrent puis criblèrent l’attelage. Les gerbes de balles explosèrent autour de la cible avant de faire mouche. Les avions, arrivant très bas sur l’horizon, cabrèrent leur nez au ciel avant de se dégager. Lorsque le bruit qui avait fendu l’air dans un vacarme assourdissant et le déluge de feu s’estompèrent, les deux ardennais gisaient hachés à côté du chariot pulvérisé (version Eugène Brayer). Mon fils était atteint de plusieurs balles qui avaient touché sa cage thoracique. La chair du dos était à vif, avec une rotule fissurée par-dessus le marché ; heureusement, les radiographies révélèrent que les poumons n’étaient pas atteints.

Aug Nicolas, l’entrepreneur était venu me l’annoncer en catastrophe. Le curé de Henriville s’activait déjà, avec son étole, à lire discrètement la prière de l’extrême-onction. J’arrivais, hors de moi et dans une noire colère. Mon fils, toujours conscient, tourna la tête dans ma direction et me dit : « maman, calme-toi, je ne mourrai pas ».

On l’emmena à l’hôpital de Merlebach. Le chirurgien Sising, un homme cordial et compétent s’occupa de lui.

«Ihrer Sohn hat lebensgefährliche Wunden, ich werde meine Menschenmöglichkeiten tun um Ihnen zu retten ». Votre fils présente des blessures qui mettent sa vie en jeu, je ferai de mon mieux pour le sauver.)

Il resta trois mois entre la vie et la mort. Nous gratifiâmes l’excellent docteur de quelques denrées fort prisées ; lard, jambon, oeufs qui étaient hautement appréciés en cette période de rareté des vivres.

Les deux premières semaines d’hospitalisation furent délicates. On lui donnait peu de chances de s’en sortir au point qu’on le laissait seul dans le service lors des bombardements. Sa nature calme et sa jeunesse reprirent progressivement le dessus. Désormais, en cas d’alerte aérienne, on le transférait dans les caves de l’hôpital.

M. Mayer, jeune infirmier alors, (cf. son témoignage) s’occupa de lui. La peau se cicatrisait mal, le tissu fragile mettait du temps à guérir. Sur ce, arrivèrent les Américains. Je leur demandai un laisser-passer pour rendre visite à mon fils hospitalisé. On me le refusa ; alors nous partîmes sans sauf-conduit.

Arrivés à la sortie de Seingbouse, la Military Police nous arrêta et nous tança : « Si vous insistez, nous vous emmenons dans le camp des Displaced Persons à Cherbourg ! ».

Finalement les Américains le ramenèrent eux-mêmes à la maison moyennant 10 litres de schnaps. Mayer Marcel nous avait fourni quelques médicaments, mais étant en rupture de stock, il nous conseilla de frictionner avec du sucre le dos purulent du convalescent ! C’était une douleur difficilement supportable causée par les petits granulés collants. Mon fils endura pourtant ce martyre sans gémir.

Petit à petit, son état s’améliorait. Un beau matin, il partit avec Riss Alphonse et mon mari retourner la terre. Je le lui déconseillai, il insista. En revenant, il était radieux. A force d’arpenter les sillons, il avait retrouvé la faculté de marcher. Plus tard, lors de réunions, il n’aimait guère évoquer son drame personnel. Il avait cependant toujours une voix émue lorsqu’il évoquait la fin horrible de Mam’zelle et de Outan, ses chevaux préférés.

 

1944 : présence des Américains.

 

Nous avions emménagé le 26 juillet 1944 dans le Erbhoff (actuelle maison du docteur Martiné). Et lorsque les Américains sont venus, ils ne nous ont rien fait. Ils étaient très bons ; on essayait de communiquer par signes.