Madame Dilinger Simone

 

Durant la germanisation :

Les prisonniers russes ont beaucoup frappé ma sensiblerie de gamine. C’étaient de pauvres bougres traités comme du vulgaire bétail, appelés à travailler sans relâche, nourris comme le pauvre Job de « miettes » que les nazis altiers condescendaient à leur donner. Nous les jeunes, dans les écoles, lorsqu’une cohorte de captifs était signalée, nous devions alerter nos familles pour faire préparer soupes et autres mixtures à ces crève-la-faim.

J’étais stationnée un matin, à côté de la cour de l’école, lorsqu’un russischer Kriegsgefangener lorgna avidement sur l’une de mes poches de tablier d’où dépassait une pomme reine-de-mai. L’affamé croqua le fruit avec contentement. Cette béatitude de l’homme transfiguré dura une minute. Tout fut englouti. Houspillé sans ménagement par un garde, le paradis s’éloignait à nouveau pour le pauvre hère. La faim faisait crier l’estomac au cœur de ces pauvres drilles, traumatisés jour et nuit par une fringale insatiable. Certains captifs n’hésitaient pas à sortir des rangs pour se jeter sur une betterave. Ce geste était toujours sévèrement réprimé en cas de tentative de fuite et plus d’une dépouille atterrissait dans une brouette pour être enterrée à la sauvette.

Par la suite, un prisonnier russe échappé vint frapper à notre véranda. Ses yeux avides trahissaient la faim et maman lui donna une demi-portion de gelée tirée de la chair d’une tête de cochon. D’autres voisins du quartier lui avaient fourni oeufs, pain ou lard. Le malheureux sans doute dénoncé et passé à la bastonnade, divulgua le nom des bienfaiteurs prodigues. Un policier allemand vint faire la morale à ma mère de façon autoritaire et sans répliques. « Ce sera la dernière fois, de toute façon ! » martela-t-il.

La police avait au préalable vérifié en « mairie » si maman avait eu l’autorisation de saigner sa bête. L’agent nous menaça d’une possible Hausdurchsuchung (perquisition).

Peu de temps après cette alerte, un mendiant (jouant bien la comédie) se présenta et avec la grâce de l’acteur subjuguant son auditoire, voulut mettre ma mère à l’épreuve en la suppliant de lui donner, ne serait-ce que du pain sec, au pauvre bougre qu’il était.

Sur ses gardes, elle ne céda à aucun de ses arguments. « Madame, vous êtes une sans-cœur, froide. Vous ne voulez pas soulager mes souffrances de miséreux que je suis ! ».

Sa comédie habile ne prit pas ma mère en défaut ; bien lui en prit. A peine avait-elle fermé la porte à ce Judas travesti qu’elle vit, après être revenue sur ses pas, que ce loqueteux avait retrouvé sa taille élancée. D’ailleurs un second acolyte l’attendait au portail. Bien joué, maman ! Il fallait constamment être sur ses gardes. Ce qui fit dire à l’abbé Heiser, le frère de maman : « Dorénavant, si un Russe se présente, nous le restaurerons sur place (il n’y aura plus de preuves matérielles) et je me priverai de ma part pour lui ».

 

Avant l’attaque :

Mon père avait habilement aménagé la cave où des lits d’enfants avaient été installés. Les pièces furent consolidées avec de larges planches coincées par des étançons. Cela faisait ressembler notre logis souterrain à une vague galerie de mine. Mes cousins Kraemer et moi-même dormions plus souvent qu’à l’accoutumée dans le sous-sol à cause des escadrilles d’avions U.S. sans cesse plus nombreuses. La Sarre toute proche et d’autres villes dans le prolongement constituaient leurs objectifs désignés.

Papa craignait surtout que notre verrière, par clair de lune, en réfléchissant la luminosité nocturne comme un miroir, ne devienne à son tour une cible parfaite. Les larges soupiraux avaient été savamment protégés mais pouvaient aussi constituer des portes de sorties en cas d’incendie. La table de rabotage fut elle aussi utilisée pour consolider la sortie de secours.


Dans le cellier annexe, l’oncle-curé, assis au milieu de la réserve de vin, écoutait le Schwarzsender (poste de radio clandestin). Il entendit distinctement le speaker annoncer : « Schlacht über Pfarrebersweiler... » L’émission fut ensuite arrêtée.

Les familles suivantes étaient casées chez nous : la famille Heiser François (Madame Feld), Heiser Mathilde et sa fille Madame Portha, la famille Fayer Anton, sa femme et Lucien, la famille Kraemer au complet (4), ma famille (4) et le nounou curé Heiser.

Au total, une vingtaine de personnes. Lorsque tout paraissait calme, tata Anna et ma mère cuisinaient à l’étage.  

Les conserves étaient à l’honneur ; la viande du saloir et le lait de la vache agrémentaient l’ordinaire constitué surtout de pain sec précieusement gardé.

Combats :

J’entendis distinctement, à l’aube, un soldat gémir près de notre maison. Bientôt, nous le trouvâmes mort dans notre cour. Sans doute avait-il été grièvement blessé sur le haut du Biehl lorsque les Américains attaquèrent. Les fantassins allemands l’emmenèrent. Les premiers Américains qui vinrent (des sections d’assaut) se méfiaient de nous. Etions-nous des Français ? Le francique que parlaient les vieilles personnes ne plaidait guère en notre faveur. L’histoire de la Lorraine, dans cette valse hésitation géopolitique, tantôt allemande tantôt française, importait peu aux boys venus du lointain Tennessee.

Monsieur Kraemer Henri, parti nourrir ses deux vaches, fut catapulté par le souffle d’une explosion dans la grange. Notre verrière fut pulvérisée, les fers d’encadrement tordus. Le tir venait d’en face. Les Américains assaisonnèrent d’une volée d’obus la maison Bour Alphonse (cf. récit Marcel Bour). Du haut de notre toit, les parents de Fayer voyaient la ferme Lagrange brûler au Brouskir. Ils étaient très inquiets pour leur fils Toni qui y séjournait.

 

Entrée des troupes américaines de la 35 ème DIUS à Puttelange

 

 

Les Américains s’installèrent chez nous ; comme ils avaient bien faim, ils se contentèrent comme nous de tartines à la confiture de quetsches. Même le pain rassis de plus de 8 jours fut avalé avec délectation. Ces troupes devaient être coupées du régiment. Ils firent bouillir le café soluble (contenu dans de petits sachets) sur des mini-réchauds chauffés à la bougie.

Après la bataille :

Un état-major s’était installé chez-nous. Au premier étage, un bureau de vérification d’identités filtrait les personnes, souvent des villageois des environs arrêtés par la Military Police, parce qu’ils venaient aux nouvelles de leurs familles. Il fallait un laissez-passer obligatoire. Le couvre-feu était imposé. Les enquêteurs questionnaient tout ce monde. En face, la popote était installée dans la maison Mathilde Heiser. Nous étions bien servis. D’ailleurs, toute la population de Farébersviller a été cordialement invitée à partager les reliefs des repas.

Je me souviens encore de la route ; non ce n’était plus une route, mais une avenue collante de bourbe, en quelque sorte, la raspoutitza russe à Farébersviller ! Cette gadoue provenait des véhicules U.S passant par monts et vaux et s’arrêtant là pour réceptionner les repas de la roulante. La période avait été très pluvieuse. Les pluies de novembre avaient transformé les prairies en océans de boue. Sous la bourrasque, les ondées avaient mué les vallées en des fondrières fangeuses. Nous, les gosses, nous n’étions pas trop malheureux. Le chewing-gum devint notre dessert continuel, nous transformant en bipèdes ruminants.

 

Dangers encourus :

Mon frère Gérard partait avec ses copains à la découverte d’armes et de munitions qui tentaient si bien les garnements. L’oncle curé avait mis un holà et pour garder son neveu à l’œil, lui avait demandé de nettoyer la véranda noyée sous les débris de vitres éclatées.

Le malheureux, au cours du balayage, fut blessé par une amorce qui lui sectionna deux phalangines de la main.