Madame Erna Gamel, née Flaus le 22 novembre 1922 à Henriville, est titulaire des Croix du Combattant, du Combattant volontaire, du Combattant volontaire de la Résistance, des médailles de la Déportation et de la Famille Française pour avoir élevé six enfants.

Elle sollicite l’obtention de la Légion d’Honneur pour nobles services patriotiques rendus à la Nation, car, précise-t-elle « depuis maintenant plus de 60 ans, les traumatismes endurés notamment à Ravensbrück cisaillent continuellement mon être comme le bistouri des chirurgiens entre les mains desquels j’ai passé plusieurs opérations délicates liées à ma détention forcée, la dernière étant l’amputation de ma jambe. »

Outre le récit de l’évasion de son frère Ernest, elle joint à la  présente requête :

- sa carte de rapatriée : n° 3928055

- sa carte de combattant : n°  83558

- sa carte de combattant volontaire de la Résistance : n° 124015

- sa carte de déporté résistant : n° 201827268.

Voici son témoignage : « J’ai été arrêtée par la Gestapo le 17 octobre 1944 au domicile familial de Henriville. En compagnie de ma mère, je fus dirigée vers le camp de la Goldene Brem pour y subir des investigations poussées sur nos menées subversives à l’encontre du IIIème Reich.

Maman avait déjà été convoquée la veille à la mairie de Farschviller, siège d’une antenne de la Gestapo, à des fins d’interrogatoire. Questionnée par un limier perspicace aux manières bien rodées pour effrayer ses clients et leur extorquer des aveux, elle s’alarma parce que sa fille cadette avait récemment ramené trois réfractaires à la maison pour les rassasier. Il faut savoir que ma soeur était allée en forêt récupérer des pousses de sapin pour en concocter du sirop, et qu’elle y fit la connaissance de trois transfuges habitant le secteur. Elle se proposa un peu légèrement de les inviter à venir se restaurer chez nous. Les trois jeunes Waldpiraten furent appréhendés plus tard. L’un des insoumis (conscrits qui cherchèrent à échapper au service militaire allemand) était le fils de la pharmacie Valraf de Merlebach. Alors, quelqu’un de malintentionné les avait-il dénoncés ?

Non, l’enquêteur s’intéressait plutôt au cas de mon frère aîné, Ernest qui venait de s’évader. Tombant des nues, Mère ignorait absolument tout de sa récente échappée de la caserne basée à Nuremberg-Furth. Elle dit tout naturellement à l’enquêteur : « Eh bien, si vous l’attrapez, vous n’aurez qu’à le punir pour sa désertion. Il a l’âge de raison où l’on doit mesurer les conséquences de son geste ; moi j’ignore très honnêtement où il se trouve. »

En ce matin du 17 octobre donc, maman s’était rebellée sur le pas de sa porte en disant simplement aux agents de la Feldgendarmerie que des gens bien élevés comme eux n’expédieraient jamais en prison une mère de famille qui avait encore à charge de jeunes enfants, dans la mesure où elle n’avait rien à se reprocher. Peine perdue ! « Puisque votre mari que nous avons raté de peu est parti creuser (schanzen) des tranchées anti-chars du côté de Barst, eh bien ! c’est lui qui les élèvera, en attendant ! » vociféra l’un des cerbères.

Nous voilà donc emmenées au camp de la Brême d’Or  (Goldene Brem) et soumises à des questions musclées.

« Da bleiben sie beide bis ich die Warheit erfahre ! Vous resterez ici toutes les deux jusqu’à ce que j’apprenne la vérité ! » fulminait l’homme au manteau noir. Je me gardai bien de divulguer quoi que ce soit. En effet, par déduction et par des rumeurs fondées, j’avais appris que mon frère avait manifestement réussi à se réfugier dans la parenté proche, voire même à être hébergé clandestinement chez ma tante de Novéant.

Je fis superbement l’ignorante. Ma mère également, mais elle pour cause de totale ignorance ! A tour de rôle, nous passâmes plusieurs fois au bureau de la Kriminalpolizei. On nous accusait d’avoir déstabilisé le Reich à des fins politiques en aidant des ennemis du peuple et du Führer à se soustraire à la Wehrpflicht (obligation du service armé) et que la Sippenhaft (loi de représailles à l’égard du clan familial en cas de fuite d’un membre de la famille) prenait ici tous ses effets. Les enquêteurs firent chou blanc et n’obtinrent aucun aveu ! « Vous perdez votre temps, nous ne savons rien », répétions-nous inlassablement.

Le manger était très spartiate, la vie n’était pas rose du tout, côté sarrois.

Gamel_2  Je plaignais sincèrement Mademoiselle Georgette Hackenberger, enceinte des œuvres de son fiancé Stefan, un prisonnier serbe, qui avait été fusillé en compagnie de son frère Pierre, ancien spahi, près de la ferme Bruskir de Farébersviller le 16 juillet 1944.
Je lui donnai mes bonnes chaussures. La malheureuse que me quitta peu après mourut plus tard comme ma mère à Ravensbrück. Je récupérai ses claquettes en bois, lesquelles ne firent pas long feu.

A la fin de mon séjour au camp de la Brême d’Or, je marchai pieds nus ; d’ailleurs, il fallait les voir mes pieds ! tout ensanglantés avec leur voûte plantaire racornie comme des semelles trouées.

Voici l’extrait d’un courrier écrit au crayon de papier par le père de Pierre Hackenberger, détenu comme nous en cet endroit sinistre et qui mourra plus tard à Orianenbourg-Sachsenhausen. Il précisait à Mme Scheidweiler, sa fille aînée restée à Cocheren : « Dis à maman de fournir à Georgette qui est enceinte plus de pain, au moins deux à trois fois par semaine. Ici nous avons faim jour et nuit et peu à manger. Qu’elle envoie du pain de seigle même si rien n’est étalé dessus. Tout au long des jours, nous ne recevons pas de pain. Du beurre et de la marmelade, vous pouvez également m’en envoyer. Du pain de seigle, vous devez en recevoir. Ici nous avons faim jour et nuit et peu à manger. Il ne faut plus, à mon avis, essayer d’économiser. Cela ne sert à rien. Toutes mes dents sont déjà cassées à cause du pain très dur. Alors procure-moi du pain, cela n’a pas besoin d’être du pain blanc. Elle devra également me ramener mes chaussures de chasse et ma ceinture, mais les faire d’abord réparer.  Ton père qui salue et t’embrasse beaucoup, toi et les enfants. Bises à maman. »

Condamnée pour atteinte à la sécurité publique de l’Etat allemand, je partis menottée avec une dame âgée, Mme Huselstein de Leyviller, condamnée elle aussi  parce que son fils s’était soustrait à la Wehrmacht. Au bout du cortège des bagnardes, suivait maman, les poignets enlacés, peinant à côté de son binôme. Embarquées en gare de Saarbrücken, nous mîmes huit jours pour rallier le Konzentrationslager de Ravensbrück.

Nos haltes nocturnes se passèrent dans des prisons, au fil d’un déplacement bien peu confortable. Par exemple, je séjournai une nuit au Zuchthaus de Nuremberg,

Notre groupe de détenues ayant été filtrées et cataloguées au vu de la corpulence sur la même file à l’entrée du camp, chacune reçut un matricule peint sur le dos de son manteau.

J’allai passer quatre semaines en compagnie de maman dans le Block n° 26 de Ravensbrück avant de la quitter à jamais. Non, ma mère n’avait plus le punch pour tenir le coup ! Le stress, l’épreuve carcérale et le manque de nourriture laminaient progressivement son tonus. J’essayai de lui remonter le moral. Nous dormions l’une au-dessus de l’autre dans un châlit à trois étages. L’appel durait tous les matins de 4 heures à 6 heures : deux heures pleines, à devoir rester debout, à intervalles espacés pour ne pas bénéficier du support rassurant des épaules de voisins compatissants. La température hivernale ajoutait sa dose d’insalubrité. Plus d’un prisonnier s’affala par terre, victime de faiblesse.

Le manger qui suivait ce rassemblement était très chiche : une tranche de pain qui s’amenuisait tous les jours et une lavasse brunâtre semblant rappeler un café antique. Pour tuer le temps et surtout les résidents par voie de conséquence, nous partions tous les matins en camions, après le très petit-petit-déjeuner, vaquer inutilement à la colline de sable (Sandberg) où notre tâche consistait à projeter, d’un tas sur une autre, la pelletée de la voisine, en une ronde sans fin destinée, à n’en pas douter, à épuiser progressivement les forces des captives.

Je m’alarmai de l’état des jambes maternelles, bien enflées avec leurs coussinets bleuâtres. La pluie suivie d’un froid vif n’arrangeait pas ses affaires. A des fins de prophylaxie et sans doute pour enrayer les risques d’épidémies, on nous inocula des piqûres dont l’un des effets pervers dérégla mes menstrues et les fit s’arrêter.

Un beau matin que je situe vers la mi-décembre, je fus réquisitionnée pour partir avec 700 autres prisonnières, travailler dans l’entreprise Zeiss-Ikon à Dresde. Il n’y eut pas d’adieu, je ne revis plus maman.

Le bâtiment industriel se situait aux abords de la gare de marchandises, non loin de la vieille ville. Nous avons eu la consigne de vérifier et de contrôler minutieusement les téléobjectifs, les oculaires de visée et autres lentilles de jumelles destinées aux bateaux et avions. Il s’agissait d’éliminer les pièces défectueuses car souvent rayées qu’on signalait alors par un ruban rouge après les avoir auscultées sur des appareils de mesure et d’étalonnage. Le signe vert en indiquait la parfaite utilisation. Des travailleurs polonais n’avaient pas leur pareil pour détraquer la belle mécanique d’où nos tests de contrôle obligés. Mais gare au saboteur surpris !

Lors d’une alerte aérienne qui nous obligea à nous enterrer dans des bunkers aménagés non loin de notre lieu de travail, je tombai par terre, déséquilibrée par la rupture des lanières de mes sabots. Bousculée et rapidement submergée par la troupe captive qui filait sous les coups de l’enragée cravache, je mis du temps à émerger de la grappe humaine. De magistrales flanquées de gourdin me remirent illico debout. Inutile d’aller se plaindre à propos de ce cruel tourment qui me laboura l’échine et dont je garderai des séquelles à vie.

Un gémissement signifiait le mur d’à côté et le coup de grâce ! Contre mauvaise fortune, je m’estimais heureuse d’avoir pu échapper une fois encore au mauvais sort.

Le 14 février, nous vécûmes en direct le monstrueux bombardement sur Dresde qui fit quelque 200 000 victimes, sinon plus. Nous eûmes la chance d’avoir été épargnés par les chapelets de bombes incendiaires et au phosphore. Je suppose à raison que les aviateurs américains volant de jour puis les pilotes anglais les relayant durant cette nuit fatidique préférèrent réduire en cendres les sites industriels disséminés dans les faubourgs plutôt que de larguer la mort à tout va sur le vieux centre historique dont certains pâtés de maisons furent quelque peu épargnés par les souffles torrides de la mer de flammes se déchaînant comme un ouragan de feu. Et nous, les quelques modernes Loth échappées de la destruction de la ville qui avions vécu de très très près cette démentielle épreuve, oui, après notre sortie à l’air libre nous découvrîmes Sodome et Gomorrhe !

En effet, bloquées dans nos deux bunkers anti-aériens, stressées par la panique et au milieu des tremblements causés par les explosions sans fin, nous restâmes trois jours, dépourvues de toute nourriture. Les cuisines équipées électriquement n’étant plus reliées au réseau pulvérisé de la Reichstromkraft, ne purent nous sustenter. 

Je bus l’eau de l’Elbe qui charriait des cadavres, faute de boisson correcte.

La menace soviétique commençait à se profiler. Nous fûmes alors emmenées par camion vers la frontière tchèque. Mais très vite, devant la menace des incursions des chasseurs-bombardiers russes en goguette dont les pilotes tiraient à vue sur tout ce qui bougeait, il fallut continuer à pied la marche épuisante.

La garde-chiourme, consciente du mauvais sort qui l’attendait, préféra nous abandonner, soucieuse à mon avis de ne pas avoir à subir nos outrages revanchards qu’elle nous avait si gentiment réservés. Dormant au petit bonheur dans des greniers, logeant au gré de l’excursion pédestre dans des demeures inhabitées que les autochtones avaient abandonnées et en nous aventurant par la suite dans le no man’s land lâché par les troupes allemandes en déroute, nous avancions vers nos Libérateurs. Le soir répercutait les tonitruantes salves des orgues-de-Staline.

Mais quel peuple barbare découvrîmes-nous le 3 mai 1945 ! Une armée de rustres, indigne de la patrie de Lénine ! Sa principale occupation consistait à faire la chasse aux femelles. Notre salut résidait dans la fuite. Très circonspectes, nous quittions les lieux occupés par ces sauvages qui faillirent par trois fois nous tuer, tirant au jugé dans notre direction. Il ne fallait pas demander son reste. Nous restions soigneusement à l’écart de tout attroupement lorsqu’une colonne de ces Attila modernes se pointait.

Je ne m’attarderai pas sur l’attitude irrespectueuse de certaines Flintenweiber de l’Armée Rouge, égéries sans foi ni loi, qui laissèrent également leurs traces sanglantes dans le paysage.

Et puis, heureuse rencontre, notre trio tomba sur une famille messine qui arborait sur une charrette un drapeau tricolore. Elle nous emmena vers la civilisation. Vivant d’expédients sur le terrain, chaque occupant s’attelait à simplifier aux autres passagers l’existence des pauvres vagabonds que nous étions devenus. Je mis à profit mes dons de trayeuse pour restaurer en lait le groupe assoiffé. D’autres partirent à la collecte de nourriture ou de vêtements. On nous affubla d’habits militaires afin de mieux pouvoir échapper, grâce à ce déguisement, à la furie bestiale des violeurs de l’Armée Rouge. Enfin, une délégation française nous recueillit. Il était question de nous envoyer par avion vers la Patrie. Finalement, nous ralliâmes par train le centre de rapatriement de Metz par des voies de chemin de fer détournées tant les bombardements alliés avaient perturbé la Reichsbahn.

Les cheveux coupés de près, après un épouillage garanti qui élimina enfin nos petites pestes, j’arrivai le 30 mai 1945 à la maison, ombre de moi-même.

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Témoignage de Mme Scheidweiler, sœur de Pierre Hackenberger

Un dimanche d’été, le 16 juillet 1944, ma soeur (cf. sa photo) et moi fûmes convoquées à la ferme Bruskir. Nous ne savions pas trop où elle se situait sur le ban de Farébersviller. Finalement, nous la trouvâmes. De soi-disant ouvriers en bleu de travail s’occupaient dans les granges ou près du foin. Je crus reconnaître mon frère. En fait, un homme s’était affublé de son chapeau qu’il avait emprunté à mon père. Bien nous prit de ne pas lier contact avec eux car très vite, les pseudo-paysans sortirent leur jeu et nous firent asseoir sur un banc. «Halt, Gestapo sie sind verhaftet.» On nous emmena dans la grange. J’y découvris mon frère... mort, le nez cassé avec un large hématome sur le visage et une balle dans le dos. Je pus rentrer, accompagnée du chef de la gendarmerie. J’étais maman de trois enfants. Au moment de partir, le Serbe Stephan me dit angoissé : « moi aussi je vais être fusillé. » Ma soeur fut sommée de rester à la ferme. Elle avait brodé  « vive de Gaulle » dans la doublure de la veste de mon frère et les Allemands souhaitaient l’interroger sur ses sentiments et son attitude rebelle à leur égard. Le lendemain, sous escorte policière, elle revint prendre quelques habits et partit à jamais, mourir à Ravensbrück. Mon père reçut l’ordre de récupérer son fils. Terrassé par la douleur, il le ramena en charrette et installa la bière dans la salle attenante du café. Le cercueil resta ouvert comme le veut la tradition chez nous lors de la veillée funèbre. Aucun voisin n’osa venir nous présenter les condoléances. Tous craignaient des ennuis, et on les comprend. Cela sentait le soufre pour nous. Mon père qui fut convoqué le même jour à Saint-Avold, s’alita disant qu’il était malade. La Gestapo revint le lendemain, le ramena manu militari pour l’interrogatoire. Il ne put assister aux obsèques de son fils. Au matin, nous avions installé l’eau bénite près du catafalque. Un voisin courageux se présenta pour honorer la dépouille. A ce moment, surgit de je ne sais où un Feldgendarme qui balança le goupillon dans le café. Une voiture s’approcha. « Allez me chercher des porteurs » hurla une voie glaciale. Le long coffre fut glissé dans le véhicule qui prit la direction du crematorium de Saarbrücken. Je récupérai les cendres. Maman me dit : « ce sont des Holzäsche, des cendres de bois ! Ce ne sont jamais les restes de mon fils ! »  L’intuition d’une mère abattue d’un chagrin immense !

Je partis seule déposer l’urne sur notre tombe fraîchement aménagée en cours d’année. Deux S.A locaux en avaient saccagé la bordure pour y creuser un trou profond de 50 cm : j’y enfouis les supposés restes de mon frère.

Mon père fut emmené à la Brême d’Or. Suite au courrier paternel réclamant des vivres, je partis au camp de la Brême d’Or. Un endroit sinistre. J’approchai du portail. « Je voudrais remettre ce paquet à Herrn Hackenberger Peter ! » Le colis fut pris par une des sentinelles armées en faction devant les deux miradors.

J’essayai de pouvoir entrer en conversation avec mon père. Pas moyen, j’arpentai deux fois de suite la route qui longeait le camp. Il me vit et me fit comprendre par des gestes où se lisait l’inquiétude que je devais déguerpir sans demander mon reste. « C’est trop dangereux. » avais-je lu de loin sur ses lèvres.

Mon père a été déporté à Orianenbourg-Sachsenhausen début septembre 1944. Il est mort là-bas.