Témoignage de Mme Guilleminette (Mina) Scheidweiler† née le 17.9.1913, la soeur de Hackenberger Pierre                                            

 

Apprenti boucher durant son adolescence, mon frère Pierre s’est par la suite engagé pour trois ans chez les Spahis. Il séjourna à Médéa en Algérie de 1936 à 1939. Libéré de ses obligations militaires, il partit avec les siens se replier durant l’Exode à Toulon-sur-Arraux en Saône-et-Loire.

Après la défaite, notre famille retourna à Cocheren. Tout en étant mineur, mon père tenait un café près de l’église. Mon frère Pierre retrouva son métier et l’exerça dans une boucherie d’Altenkessel en Sarre. Il fut appelé dans la Wehrmacht et pour ne pas éveiller les soupçons, il partit en train vers son affectation. Seulement, il avait au préalable arrangé le coup avec ma soeur Georgette qui l’accompagnait discrètement. Il se changea dans les toilettes d’un wagon et se retrouva habillé en civil. Ma soeur ramena la valise bourrée d’effets militaires que je partis, de nuit, enterrer dans un coin de la forêt de Cocheren où elle se trouve encore. Comble de malchance, mon frère qui revenait à pied par la forêt fut surpris par le fils de l’Ortsgruppenleiter qui habitait deux maisons plus loin que la nôtre.

Le pot-aux-roses était découvert et mon frère préféra émigrer sous d’autres cieux plus sereins. Il atterrit du côté d’Angoulême où séjournaient quelques habitants de Cocheren. Ironie du sort : il fut arrêté comme déserteur de l’armée allemande (avec internement du 12.11. au 27.11. 1943). Un soir, l’un des voisins de cellule lui fit savoir qu’il allait être fusillé. «Ce sera pour demain matin, sauve-toi ! » Il parvint à arracher les barreaux scellés dans la fenêtre de sa geôle perchée au second étage. N’écoutant que son courage, il sauta par terre, en ayant au préalable entouré ses pieds de toutes les couvertures possibles pour amortir sa chute brutale. Un gendarme français le cacha. Quelle mouche le piqua pour qu’il revînt se jeter dans la gueule du loup ? Il faut dire à sa décharge qu’en Charente il était recherché. Il préféra réapparaître à Cocheren à la grande stupeur et à l’inquiétude légitime de mon père. Mes parents vivaient sur des charbons ardents craignant pour leur vie, appréhendant une dénonciation qui déclencherait des perquisitions. Mon frère était assez insouciant et ne prenait pas toujours toutes les précautions d’usage pour se faire discret. Il avait néanmoins aménagé une cachette ingénieuse derrière le comptoir. Dans le plancher se trouvait une trappe invisible. Elle était coupée avec précision, surhaussée d’un caillebotis et livrait une cache aménagée. C’était un trou dans lequel il se planquait lors des situations critiques, il avait même installé l’électricité dedans. La présence de mon frère parvint aux oreilles du chef de la Feldgendarmerie de Merlebach qui était originaire de Reimsbach comme mon père. Le parallèle s’arrête là car l’autre ne se fit pas prier pour créer la panique chez nous en multipliant les perquisitions à l’improviste. Mais à chaque fois la cachette s’avéra géniale car personne ne la flaira. Un jour, mon frère surpris par l’arrivée inopinée des gendarmes renifleurs, dut se cramponner quelques heures aux crochets suspendus dans la cheminée.

Il se lia bientôt avec Stefan employé comme valet de ferme chez les Blum qui étaient cultivateurs. Stefan était un prisonnier serbe que l’autorité allemande avait affecté auprès des agriculteurs. Vite, ils sympathisèrent et n’hésitèrent pas à faire le coup de feu face à la direction locale du parti.

Un dimanche d’été, le 16 juillet 1944, ma soeur (cf. sa photo) et moi fûmes convoquées à la ferme Bruskir de Farébersviller. Nous ne savions pas trop où elle se situait. Finalement, nous la trouvâmes. De soi-disant ouvriers en bleu de travail s’occupaient dans les granges ou près du foin. Je crus reconnaître mon frère. En fait, un homme s’était affublé de son chapeau qu’il avait emprunté à mon père. Bien nous prit de ne pas lier contact avec eux car très vite, ils sortirent leur jeu et nous firent asseoir sur un banc. «Halt, Gestapo sie sind verhaftet.»

On nous emmena dans la grange. J’y découvris mon frère... mort, le nez cassé avec un large hématome dans le visage et une balle dans le dos. Je pus rentrer, accompagnée du chef de la gendarmerie. J’étais maman de trois enfants. Au moment de partir, le Serbe Stephan me dit angoissé : « moi aussi je vais être fusillé. » Ma soeur fut sommée de rester à la ferme. Elle avait brodé « vive de Gaulle » dans la doublure de la veste de mon frère et les Allemands souhaitaient l’interroger sur ses sentiments. Le lendemain, elle revint prendre quelques habits et partit à jamais, mourir à Ravensbrück. Mon père reçut l’ordre de récupérer le corps de son fils. Il le ramena en charrette et installa la bière dans la salle attenante du café. Le cercueil resta ouvert comme le veut la tradition chez nous lors de la veillée funèbre. Aucun voisin n’osa venir nous présenter les condoléances. Tous craignaient des ennuis, et on les comprend. Cela sentait le soufre pour nous. Terrassé par la douleur, mon père qui fut convoqué le même jour à Saint-Avold, s’alita disant qu’il était malade. La Gestapo revint le lendemain, le ramena manu militari pour l’interrogatoire. Il ne put assister aux obsèques de son fils. Au matin, nous avions installé le bénitier près du catafalque. Un voisin courageux se présenta pour honorer la dépouille. A ce moment, surgit de je ne sais d’où, un gendarme qui balança le goupillon dans le café. Une voiture s’approcha. « Allez me chercher des porteurs » hurla une voie glaciale. Le long coffre fut glissé dans le véhicule qui prit la direction du crematorium de Saarbrücken. Je récupérai les cendres. Maman me dit : « ce sont des Holzäsche, des cendres de bois ! Ce ne sont jamais les restes de mon fils ! » L’intuition d’une mère abattue d’un chagrin immense ? Je partis seule déposer l’urne sur notre tombe fraîchement aménagée en cours d’année.

Deux S.A locaux saccagèrent la bordure et creusèrent un trou profond de 50 cm : j’y enfouis les supposés restes de mon frère. Mon père fut emmené à la Neue Bremme.

 

Lettre de M. Hackenberger père (écrite au crayon sur du papier pelure le 11 août 1944) :

« Chère Mina, je veux vite t’écrire quelques lignes. Dis à maman de fournir à Georgette (qui est enceinte, NdR) plus de pain, au moins deux à trois fois par semaine. Qu’elle envoie du pain de seigle même si rien n’est étalé dessus. Tout au long des jours, nous ne recevons pas de pain. Du beurre et de la marmelade, vous pouvez également m’en envoyer. Du pain de seigle, vous devez en recevoir. Ici nous avons faim jour et nuit et peu à manger. Il ne faut plus, à mon avis, essayer d’économiser. Cela ne sert à rien. Toutes mes dents sont déjà cassées à cause du pain très dur. Alors procure-moi du pain, cela n’a pas besoin d’être du pain blanc. Elle devra également me ramener mes chaussures de chasse et ma ceinture, mais il faudra d’abord les faire réparer. Ton père qui salue et t’embrasse beaucoup, toi et les enfants. Bises à maman. »

Suite au courrier de mon père, je partis au camp de la Brême d’Or. Un endroit sinistre. J’approchai du portail.

« Je voudrais remettre ce paquet à Herrn Hackenberger Peter ! » Le colis fut pris par une des sentinelles armées en faction devant les deux miradors. J’essayai de pouvoir entrer en conversation avec mon père. Pas moyen, j’arpentai deux fois de suite la route qui longeait le camp. Il me vit et me fit comprendre par gestes de déguerpir. « C’est trop dangereux. »

Mon père a été déporté à Oranienburg-Sachsenhausen début septembre 1944. Il est mort là-bas.

 

Madame Erna Gamel, née Flaus le 22 novembre 1922 à Henriville, (Chevalier de la Légion d’Honneur) rapporte les faits suivants : « J’ai été arrêtée par la Gestapo le 17 octobre 1944 au domicile familial de Henriville. En compagnie de ma mère, je fus dirigée vers le camp de la Goldene Brem pour y subir des investigations poussées sur nos menées subversives à l’encontre du IIIème Reich. Maman avait déjà été convoquée la veille à la mairie de Farschviller, siège d’une antenne de la Gestapo, à des fins d’interrogatoire. Questionnée par un limier perspicace aux manières bien rodées pour effrayer ses clients et leur extorquer des aveux, elle s’alarma parce que sa cadette avait récemment ramené trois réfractaires à la maison pour les rassasier. Alors, quelqu’un de malintentionné les avait-il dénoncés ? Il faut savoir que ma soeur était allée en forêt récupérer des pousses de sapin pour en concocter du sirop, et qu’elle y fit la connaissance de trois transfuges habitant le secteur. Elle se proposa un peu légèrement de les inviter à venir se restaurer chez nous. Les trois jeunes Waldpiraten furent appréhendés plus tard. L’un des réfractaires était le fils de la pharmacie Valraf de Merlebach. Non, l’enquêteur s’intéressait plutôt au cas de mon frère aîné, Ernest. Tombant des nues, Mère ignorait absolument tout de sa récente échappée de la caserne basée à Nuremberg-Furth. Elle dit tout naturellement à l’enquêteur : « Eh bien, si vous l’attrapez, vous n’aurez qu’à le punir pour sa désertion. Il a l’âge de raison où l’on doit mesurer les conséquences de son geste, moi j’ignore très honnêtement où il se trouve. » (cf. récit de Flaus Ernest, son frère).

Côté sarrois, le manger était très spartiate, la vie n’était pas rose du tout. Je donnai mes bonnes chaussures à Mademoiselle Georgette Hackenberger, enceinte des œuvres de son fiancé Stefan, un prisonnier serbe, qui fut éliminé (après son frère Pierre) en forêt de Farschviller le 16 juillet 1944.

La malheureuse que je quittais mourut plus tard comme ma mère à Ravensbrück. Je récupérai ses claquettes en bois, lesquelles ne firent pas long feu. A la fin de mon séjour, je marchai pieds nus ; d’ailleurs, il fallait voir mes pieds ! Ils étaient tout ensanglantés avec leur voûte plantaire racornie comme des semelles trouées ! »

 

Témoignage de Mme Cécile Bigel :

Trois policiers S.S s’étaient arrêtés devant la ferme, mal à l’aise. Ils n’avaient pas mangé et me le firent savoir. Après s’être restaurés au frais de la princesse, ils abusèrent du schnaps dans le café noir. Dans leur ivresse, ils rapportèrent avoir tué le malheureux Hackenberger. En attendant l’arrivée de l’organiste Henry originaire de Cocheren qui venait officier pour les vêpres, les enfants du village partirent sur le lieu de l’exécution. Le corps était recroquevillé, la tête reposant sur l’avant-bras comme s’il dormait. Un des policiers soûlards reconnut dans l’attroupement mon fils Gilbert. «Du bist ein Biigel. Du kannst vom Glück reden. Verschwinden sie alle gehr, Lausbuben ! Tu es un Bigel. Tu t’en tires à bon compte. Disparaissez tous, garnements. »

 

Version plausible de leur capture (d’après d’autres renseignements) : Un faux bohémien occupé à tailler l’osier des saules dans la forêt accosta nos deux lascars, peu soupçonneux d’imaginer avoir devant eux un quelconque ennemi. Gagnant leur confiance, l’agent allemand dégaina son pistolet et les fit prisonniers.

 

Lagrange Gérard : En ce mois de juillet, en pleine fenaison, nous chargions le foin dans la Blickwiese le long du talus SNCF entre les deux ponts face à la ferme quand deux hommes tels des diables sortis de leur boîte jaillirent des haies bordant la voie ferrée et dévalèrent la pente devant un tir nourri provenant du Stockfeld. Mon oncle courut après les deux fugitifs qu’il connaissait et quand ils furent arrivés tous les trois dans le rucher, il leur remit en catastrophe leurs effets personnels alors qu’au dehors, devant la façade de la ferme, la meute des S.A. arrivait. En vieux briscards rompus à la guérilla, les deux hommes se couvraient à tour de rôle en lâchant des rafales. Bientôt, ils se perdirent dans les blés bordant la ferme. Grosse déception pour les chasseurs !

Nous en fûmes quittes pour une belle frousse : suite aux tirs qui nous avaient encadrés, l’une des balles s’était fichue dans la charrette. Mon père fouetta les chevaux qui filèrent à bride abattue vers la cour de la ferme protégée par de hauts murs.

Les deux hommes qu’on recherchait n’étaient autres que Hackenberger Pierre, fils d’un cafetier de Cocheren et un Serbe. Ils narguaient ouvertement les pontes locaux et faisaient de temps en temps le coup de feu contre eux. Aux grands moyens les grands remèdes ! On fit appel à la Gestapo et à la Feldgendarmerie. Deux jours après les faits, un camion à croix gammée s’arrêta dans la ferme et une vingtaine d’hommes en uniforme noir bondirent de sous la bâche. Ils campèrent chez nous avec armes et paquetage. Leur mission consistait à prendre morts ou vifs ces deux insoumis. Très vite, ils se déguisèrent en parfaits travailleurs, arborant qui une pioche sur l’épaule, qui une pelle et ils partirent arpenter, par deux ou trois, les différents secteurs rayonnant autour de la ferme.

Le lendemain matin, on ramena les deux rebelles enchaînés qui furent invités à s’asseoir sur le fumier. (La forêt alentour foisonnait de Waldpiraten, c’était souvent des Russes affamés cherchant contact avec les agriculteurs du secteur. Etait-ce l’un d’eux ?) De la chambre de l’étage, avec son ardoise, mon père cherchait à leur envoyer des messages. Il écrivit d’abord une série de noms de villages. Chaque fois, l’un des entravés répondait discrètement non de la tête. Enfin le prisonnier sourit lorsque le nom de Cocheren fleurit sur l’ardoise. Papa sut alors que c’était le fils Hackenberger. Mais tout ce manège n’avait pas échappé à l’agent de la police secrète, intrigué par le comportement du prisonnier en constants mouvements. Mon père, surpris dans son action de questionnement à distance, fut soupçonné d’être leur complice. La Gestapo méfiante le suivit à la trace ; même en allant chercher une salade, il fut poliment accompagné. Par la suite, mon père et mon oncle furent envoyés à Dachau.

L’arrestation des deux rebelles eut lieu un dimanche matin peu de temps avant l’heure des offices. Quand les cloches se mirent à sonner, nous partîmes à la messe que pour rien au monde, nous n’aurions voulu rater ! Un policier nous suivit donc comme une ombre à l’église et stationna dans le clocher pendant que la famille s’installait dans les travées. Monsieur Aug Nicolas fut mis au courant de la situation par mon père ; il alla vite prévenir le père Hackenberger. L’après-midi donc, la sœur du repris arriva et dans un moment de fureur courageuse, elle subtilisa le revolver d’un des gendarmes. Au milieu des vociférations, elle fut finalement maîtrisée. Ce jour-là, le sort des deux hommes fut scellé. Hackenberger eut une mort de faveur : fusillé proprement devant le talus de la voie ferrée par deux coups. Son compagnon eut une mort atroce ; en fait c’est un troisième prisonnier, un Russe capturé, semble-t-il, qui fut obligé sous peine d’être passé par les armes, de l’égorger ! (Son cadavre fut retrouvé près de la Mutterkirche de Farschviller).

Les ordonnateurs de tuerie revinrent et décidèrent d’enterrer d’autorité les deux hommes près du poulailler. Refus catégorique de mon père. Finalement, le corps de Hackenberger fut convoyé par charrette jusqu’à la morgue du village. Sa tête dépassant du cercueil laissait perler du sang : «Das Schwein ist geladen ! le cochon est chargé » dit l’un des bourreaux. Beaucoup d’enfants suivirent l’attelage et quelques-uns furent réprimandés par leurs parents à cause des conséquences. Les villageois submergèrent le corps d’un monceau de fleurs tricolores, ce qui mit les tueurs dans une colère noire. Le père dut ramener lui-même la dépouille de son fils à domicile.

 

 

 

 

Le Commandant de la Police de Sûreté                                                               Metz le 30 juillet 1944

et du Service de Sécurité en Lorraine-Palatinat

 

Ordonnance de confiscations de biens

 

Faisant suite à l’exécution de la décision du Chef de l’Administration civile en Lorraine, communiquée le 2 juin 1944 à Saint-Avold par le chef de la propagande de région M. Slesina, rendue publique dans l’édition du 3-4 juin 1944  n° 128 parue dans le journal NSZ Westmark, j’ordonne, étant donné que Pierre Hackenberger né le 1. 09. 1918 à Petite-Rosselle s’est rendu déserteur, la saisie de ses biens et toute la fortune de ses propres parents à savoir celles de:

 

1) Pierre Hackenberger, né le 29.6. 1890 à Reimsbach-Merzig, demeurant au 93 rue Principale à Cocheren, Canton de Saint-Avold.

 

2) Guillaumette Hackenberger, née Starck le 18. 08. 1892 à Forbach, demeurant chez son mari.

 

3) et autres membres de la famille suivant la circulaire n°22 alinéa 1envoyée dans les différents postes en Lorraine.