Sauder Bertrand

 

Premier combat cruel :

La mémoire de l’homme, surtout la mienne, jette un voile noir sur toute cette partie de sa vie qui va de ses premiers pas à l’entrée en classe. Cruel non seulement quand on pense à sa propre vie mais encore plus quand on songe à ses propres enfants et petits-enfants qui effaceront à leur tour cette page de leur histoire, qui pour nous, adultes, paraît si touchante et foisonnante de vie.

Redevenons historien et constatons que pour ma part deux images se détachent :

 - mon père tirant dans la neige une charrette sur laquelle j’avais pris place de même que ma mère de temps à autre. J’ai su par la suite que cette scène correspondait à l’exode que s’était imposé mon père en mars 1945 pour fuir devant l’avancée russe et qui lui a fait traverser une bonne partie de l’Allemagne à pied.

 - la seconde, un tank renversé. 

Avouez que c’est là, maigre récolte pour un historien : aucun souvenir de la vie dans les camps, du salut hitlérien qu’on imposait aux enfants dans le Kindergarten, des foules de réfugiés sur les routes, des bombardements, des blessés ou morts dans les fossés, du manque de nourriture, de l’angoisse des parents.

Une explication à ce manque : la présence permanente de la mère, celle occasionnelle du père mais aussi celle d’une communauté villageoise reconstituée, somme toute rassurante pour l’enfant de 3-4 ans que j’étais.

Le fait le plus marquant m’a été raconté bien des fois par la suite : lors d’un arrêt de notre train en partance pour la Silésie, ma mère a quitté le wagon pour chercher de l’eau. Le temps de remplir son récipient, le train avait démarré me laissant seul avec des familles du village qui jugèrent bon de me laisser à la gare suivante.

Ce qui aurait pu se terminer en drame, sans l’organisation allemande (qui cette fois-ci avait du bon) se conclut de façon heureuse. Confié à des bonnes sœurs, ma mère me retrouve quelques jours après, ayant rejoint la gare après quelques péripéties. Quand on sait ce qu’étaient les déplacements en train de l’époque et l’ambiance des gares surpeuplées, on peut parler d’un petit miracle.

Une autre anecdote, se situant trois ans après sur le chemin du retour, contribua certainement à me placer définitivement du côté des plus tolérants. Si tous les Français n’étaient pas résistants, et de loin, tous les Allemands n’étaient, heureusement, pas nazis. Il faut s’en réjouir et peut-être en tirer la leçon : gardons-nous de généraliser quand on parle d’un groupe humain.

En effet, mes parents épuisés ont été accueillis par une famille de cultivateurs allemands, en Bavière, chez laquelle, après le long périple paternel, nous avons pu reprendre des forces. Mon père travaillait à la ferme, ma mère râpait à longueur de journée des pommes de terre et moi je devais jouer avec la fille de la famille.

Après guerre, nous avons échangé quelque temps de nos nouvelles mais le côté "ours" de mon père a toujours empêché une visite à ces gens que j’aurais bien voulu connaître. Je me permets enfin de faire parler ma subjectivité pour rendre compte de l’influence de cette déportation sur la vie de ma famille mais aussi sur l’impact qu’elle eut quant aux relations avec le reste du village.

Je crois que ces quelques années ont définitivement jeté mes parents dans la hantise du manque-à-manger d’où un véritable culte à la pomme de terre. La tuberculose contractée par mon père n’a fait qu’accentuer cette hantise.

Pour ce qui est du ressentiment envers l’Allemagne je crois qu’une certaine haine (mon père n’a jamais remis les pieds en Allemagne, fût-ce à Sarrebrück) existe toujours mais surtout à l’encontre du régime nazi et non des Allemands.

Par contre je crois que la vie dans les camps, à travers toutes les vicissitudes, a forgé un esprit de groupe et l’âme de Farébersviller a continué à battre dans l’adversité. Je n’en veux pour preuve que cette connivence que j’ai toujours ressentie avec les familles déportées : Etienne, Kalfous, Kleinhentz, etc...

D’un autre côté, je dois avouer que je n’ai jamais senti chez mes parents de ressentiment vis-à-vis des familles de Farébersviller ayant connu un autre itinéraire…...