Madame Mertz Germaine

 

Préliminaires

« Vous avez dix minutes pour quitter votre maison !, hurla un sous-officier SS. Elle est en pleine ligne de mire (Schusslinie) des tirs d’artillerie ennemie et elle risque d’être pulvérisée ».

Par un étroit passage aménagé dans la barrière anti-chars (situé à l’embranchement des rues des Roses et des Romains), nous partîmes pour le Erbhoff (actuelle maison du docteur Martiné) et nous aménageâmes nos quartiers dans une cave qu’on eut du mal à protéger parce que soumise aux tirs de réplique allemands venant du Winterberg. Nous y retrouvâmes le couple Bigel, bien démoralisé après la mort tragique de leur fils Alphonse, 16 ans, et la blessure grave du second fils, Gilbert.

Nous logions à 5 dans cet abri d’infortune. Papa a pu, durant l’accalmie stocker du bois, rentrer des vivres. Maman a amélioré, au possible, notre intérieur. Nos lits reposaient sur le charbon. Après plusieurs va-et-vient, mon père put récupérer le pâté et les saucisses du cochon tué voilà peu. Heureuse aubaine, même si par la suite nous en avons mangé et mangé et encore mangé…sans pain, faute d’avoir pu nous en procurer.

Le petit fourneau dégageait en cette période humide un semblant de chaleur ; nous n’osions guère y brûler du bois trop longtemps, car la fumée révélatrice aurait pu servir de guide aux funèbres Granaten.

 

Bataille

Le premier contact avec les Américains se passa le 28 novembre, dans l’inquiétude. Un soldat rouquin, la barbe humide, boueux de la tête aux pieds dans un uniforme terreux, dévala les escaliers, se présenta et s’exprima … en un allemand haché ! « Stehen…Keller » (Restez …cave).

Il me semblait entendre, dans le jargon qu’utilisaient les Américains, qu’ils allaient retourner sur le Nebel (côté vers Seingbouse) : leurs renforts ne suivaient pas, le gros de la troupe, chars et artillerie traînant encore du côté de Saint-Avold.  Dans la nuit avancée, un duel d’artillerie s’engagea ; le combat faisait rage au-dehors. Nous nous étions levés, habillés pour la circonstance et nous nous tenions prêts à partir si la situation empirait. Et subitement, au-dessus de nos têtes, ce fut le branle-bas de combat. Au milieu des mugissements affolés de l’unique vache, les combattants des deux camps en étaient venus aux mains et s’entretuaient. « Mon Dieu », nous priions tous les saints, terrorisés dans un recoin.  Au petit matin, le père Bigel nous rapporta que la vache gisait morte au milieu de nombreuses dépouilles de combattants.


Après ce dur épisode, nous avons vécu un étrange moment, coupé de tous. Le no man’s land !

Nous étions sans nouvelles des familles du village et, pour se tenir à «l’actualité », mon père soulevait discrètement les tuiles et pouvait alors disposer d’un superbe panorama. Il voyait les casques américains sur les côtes du Biehl et du Nebel, mais il distinguait également les Allemands, blottis dans leurs trous le long de la voie ferrée.

L’eau venant à manquer, papa et moi, partîmes en puiser à la pompe des Lauer. Alors que mes bras en mouvements puisaient l’eau précieuse coulant à flots, un obus vint percuter la façade à deux mètres de moi. Mon seau fut criblé de toutes parts ; je me retrouvai propulsée dans le couloir, sourde, les tympans écrasés.

Je ne recouvrai mes facultés auditives qu’au bout de quelques semaines. Père tenait encore l’anse, son seau s’était volatilisé.

Quel miracle d’avoir échappé à cette déflagration ! Nous en fûmes quittes pour une grosse peur rétrospective. Mais l’eau dorénavant, nous la récupérions dans la gouttière ou à partir de la neige fondue.

 

 

Libération

Au matin du 4 décembre, un long convoi de camions GMC et surtout de tanks, stationnait à côté de notre logis.

La route était devenue une piste glaiseuse ; les fantassins américains extirpaient difficilement leurs rangers de cette gadoue. Ils étaient méconnaissables, masqués de terre, de pied en cap. Chacun portait toute une ribambelle de grenades attachées sur l’uniforme. Beaucoup s’exprimaient en langue germanique, quelques-uns en français. « Restez ici, n’allez pas au village ! ». Leurs véhicules démarrèrent, suivis des blindés dont les chaînes cliquetantes firent vibrer le sol autour de nous.

A leur passage, Mademoiselle Hilt, l’institutrice, fit sortir les personnes réfugiées dans les caves de l’école. Elles arboraient fièrement de petits drapeaux français qu’elles avaient confectionnés.

Nous avons pu réintégrer notre maison, ou plutôt l’unique pièce qui restait libre, le salon, car les Américains avaient décidé de disposer de toutes les autres chambres. Un jeune S.S., semblant dormir près de notre pompe, avait été tué d’une balle dans la tête : les brancardiers, après la fouille vestimentaire, nous signalèrent qu’il habitait Homburg en Sarre.

Un panzer, calciné, avait été neutralisé sur la barrière anti-chars. Notre unique vache, gonflée par la putréfaction, les pattes en l’air, avait sans doute péri dès le début de l’affrontement du 28 novembre.

J’avais évoqué de manière fortuite le drame de la famille Bigel et je voudrais m’y attarder davantage maintenant.Jusqu’en mars 1945, les Américains stationnèrent en masse chez nous. La grange regorgeait de fantassins ; les jeeps stationnaient dans la cour. Nos libérateurs nous fournissaient quelques gâteries, chocolat, bien sûr, mais surtout du savon, une denrée bien précieuse puisque l’ersatz que nous obtenions avec parcimonie des Allemands était un horrible succédané sans bulles et plein de grains d’émeri !

Le jeune Alphonse était mort des suites d’une angine blanche compliquée qui l’avait étouffé durant la Wehrertüchtigung (préparation militaire). Le cercueil arriva en gare de Béning. Le père Bigel et mon père partirent dès 13 heures en charrette pour réceptionner la dépouille.  La gare de triage de Béning, constituant un nœud ferroviaire important ainsi que les voies ferrées autour de Forbach-Sarrebruck, furent prises toute l’après-midi comme cibles par l’aviation américaine.

Les deux hommes étaient sans cesse gênés dans la réception de leur macabre colis car les sirènes hurlaient à tout bout de champ. Monsieur Bigel, accablé par son immense chagrin, s’était effondré au bord du quai.

Mon père, après s’être occupé des tracasseries administratives, courut vers les voies de desserte où stationnait le wagon funèbre. Mais dès que les cheminots essayaient de le ramener près du quai de déchargement, les Iaboss’ le saluaient de rafales de bienvenue. Les pauvres chevaux piaffaient de terreur et cherchaient à détaler. En attendant la réception du cercueil, les bêtes s’épuisaient à traîner la lourde charrette dont les freins étaient vissés à fond. Entre les alertes, un voisin de la gare venait étancher les quadrupèdes et leur apporter du foin. Tout comme maman, j’étais inquiète de leur longue absence. Ils tardaient à rentrer et je voyais, inquiète, des gerbes d’étincelles exploser dans la nuit au-dessus du firmament sarrois.

Enfin, ils arrivèrent, épuisés, à 2 heures du matin.

 « Mein Gott im Himmel ! ». Ils sortaient de l’enfer, ce jour-là.

 

 

 

Démontage d’un barrage anti-chars à Volmerange, secteur de passage de la 95th Infantry Division en ce 24 novembre 1944.

A Farébersviller, les villageois réquisitionnés par les Allemands avaient dû ériger trois verrous.

Ces barrages étaient constitués de troncs d’arbres récupérés en forêt du Studen et surmontés d’un amas hétéroclite de matériels agricoles.

Un bulldozer US eut vite fait de dégager ces amoncellements appelés pompeusement Panzersperren !