Opfermann Erwin+

 


Préparatifs de la bataille

Il est peut-être bon de rappeler ce que fut la période précédant la bataille de Farébersviller.

Dès la mi-octobre, les Allemands étaient revenus plus nombreux dans le village. Le cantonnement se situait dans les maisons abandonnées par les familles déportées en Silésie. Leur cuisine était installée rue des Moulins, dans la maison Muller Eugène, à côté de la maison maternelle. Nos rapports avec les soldats ne pouvaient être qu’ambigus car nous craignions leurs sautes d’humeur et il valait mieux composer avec eux. Ma mère, habitant à proximité de la Feldküche, se mit en rapport avec le boucher du régiment pour dépecer son cochon. La bête fut rondement saucissonnée, mais les meilleurs morceaux atterrirent dans l’assiette des officiers. Protester ? Il ne fallait pas y penser ! Pour tuer le cochon, on devait obtenir une autorisation spéciale du Fleischbeschauer.

En dessous de 240 livres, impossible de faire un mauvais sort à la bête. J’eus toutes les peines du monde à convaincre le responsable pour trucider mon gros goret de 236 livres. « Pour 4 livres qui manquent, vous n’allez pas en faire un drame ! ». Il faut savoir que, dans le cas d’une bête tuée, les tickets ouvrant droit aux rations de viande (Fleischkarte) n’étaient plus distribués aux propriétaires de l’animal trucidé.

Fin octobre, une rescousse germanique arriva d’Italie et s’installa dans les maisons Kleinhentz Aloyse, Kalfous Marcel et Bodo Albert. Des nouvelles, rassurantes pour nous, signalaient les Américains proches de Mohrange. L’organisation allemande battait son plein. Devant le danger imminent, les femmes et les jeunes filles du village furent réquisitionnées pour démarrer les creusements des tranchées ceinturant le Biehl.

Les mines ayant été fermées, les mineurs furent employés au terrassement et à l’excavation des Schützengraben. C’étaient des tranchées larges de 1 m sur 1 m, parfois épaulées par des retranchements plus résistants. Le dimanche de la Kirb, les femmes durent retourner après la messe, manier pelles et pioches pour poursuivre l’aménagement des barrières. Ce jour-là, la fatigue aidant, les femmes montrèrent peu d’entrain dominical.

Certaines dames étaient obligées de sortir les pommes de terre, pour le compte des Siedler, partis en catastrophe début septembre, mais qui revenaient, ne sachant où aller. Les sacs s’empilaient dans leurs granges. Moi-même, j’ai dû, sur ordre des autorités locales, distribuer aux gens venus des cités de Freyming, mes propres pommes-de-terre. Quatre voiturettes stationnaient devant nos escaliers, la moitié de ma récolte y passa.

 

Les soirées fraîchissaient. Cinq soldats vinrent se réchauffer autour du poêle. Dans le feu de la conversation, l’un d’entre eux me proposa du sucre empaqueté dans un sac de jute. Ce sucre n’était pas consommable ; il avait traîné dans une flaque d’huile. N’empêche, il me permit d’enneiger le moût de mes quetsches avant leur distillation. J’allais distiller chez les Maringer, muni d’un accord obligatoire préalable. Certains Allemands, privés de boisson-de-feu, allaient jusqu’à boire le premier distillat et j’ai même réussi à vendre une bouteille 100 Marks à un soldat en manque de spiritueux !

C’est vous dire combien l’alcool était prisé chez les combattants. J’ai planqué mes 6 bonbonnes sous une montagne de betteraves.

Les Américains, jamais en reste, n’eurent rien à envier aux Allemands ; ils faillirent d’ailleurs dénicher ma réserve : mais cela, je vous le préciserai tout à l’heure.

Un soldat allemand me montra un jour une magnifique malle remplie de vraies merveilles : vaisselle de luxe, broderies, porcelaines et quatre superbes fusils de chasse avec la crosse en nacre, rapportés d’un pillage de  château, en Italie. Je souhaitais obtenir un fusil de sa part, prétendant qu’il ne pourrait pas emmener cette caisse chez lui, s’il était contraint à la retraite. Non, il était confiant en la victoire !

On cherchait du côté des Alliés à paralyser le trafic ferroviaire pour éviter les renforts et l’acheminement de matériel ennemi. Les Iaboss (avions) volaient en rase-mottes et leurs vrombissements nous effrayaient. Installé sur un pommier, j’ai ainsi assisté de loin au bombardement de la gare de Béning, les avions venant boucler leur ronde juste au-dessus de mon arbre. Une autre fois, dans la cour arrière de la maison de ma mère, rue des Moulins, je rentrai instinctivement la tête lorsqu’un chasseur- bombardier lâcha sa torpille. Une énorme crevasse barra alors la voie ferrée Béning­-Sarreguemines. Une pierre d’un kilo fut retrouvée dans le foin à 800 m de l’impact (maison Blesz) et je fus recouvert de poussière.

Ces avions se montraient de jour en jour plus menaçants. En voici deux exemples :

- Réquisitionné pour transporter du ciment et du matériel destiné aux consolidations des abris du côté de Barst, le jeune Gilbert Bigel, réussit encore, à bride abattue, à jeter son attelage sous le couvert d’arbres à l’entrée de Henriville et se coucha instinctivement à leur approche dans le fossé. Il fut pourtant grièvement blessé à l’épaule et eut le poumon perforé. Plus loin, gisaient ses deux chevaux, mitraillés.

- Un convoi allemand, stationné sous le pont de chemin de fer de la rue des Moulins, en partance vers Cocheren, fut également incendié et lourdement écharpé.

Les Alliés s’approchaient, on le devinait au comportement nerveux des Allemands. Un barrage (Panzersperre), constitué de gros troncs d’arbres abattus et ramenés du Studen, fut fiché dans la route, en bas de la côte du Biehl. Par ailleurs, les contrôles se renforçaient, je craignis même une perquisition chez moi, étant donné la présence de mon schnaps. A toutes fins utiles, j’allais prévenir mon voisin Flauss Victor d’une possible visite de la Gestapo  (ses deux fils étaient déserteurs, peut-être allait-on les trouver chez leur père ?).

Le front s’approchait. Les tirs et contre-tirs se répondaient au-dessus de nos têtes et nous avons opté, par mesure de sécurité, de nous installer dans les caves.

 

La bataille

Abrité dans la cave des Wendel, avec ma femme Cécile et mon fils Fernand, âgé de 2 ans, en compagnie d’une bonne quinzaine d’autres personnes du secteur, je partis en ce matin du 28 novembre, préparer un repas chaud dans notre appentis situé à l’arrière de la maison et qui me servait de cuisine-relais. Ce repas chaud me tenait à cœur. Ayant ramené de la choucroute crue stockée dans ma cave, j’allumais aussitôt un bon feu et en attendant la cuisson désirée, j’allais inspecter les alentours. J’accostais un jeune S.S., âgé de 17 ans peut-être, qui s’épuisait dans ma ruelle, à creuser un trou :

«Hier muss ich mich einschanzen. Je dois me retrancher ici.

- Mais c’est impossible, lui dis-je, tout est pierreux.

- Habe Befehl ! ». (C’est un ordre que j’ai reçu !) Ce passage était judicieusement choisi par l’Allemand pour défendre l’église et ses abords. Continuant à me promener dans la Hols (fossé passant entre ma maison et celle de M. Adamy Emile), je vis une dizaine de soldats allemands, installer une mitrailleuse sur le balcon de la maison Bodo : de là, elle pouvait balayer l’axe de la descente du Biehl et des environs.

Un ordre sec me fit sursauter. « Was machen Sie dann hier ? Verschwinden Sie doch in den Keller, Donnersakrament ! Der Ami  ist da ! ». (Que faites-vous ici ? Déguerpissez dans la cave ! Sacré nom…).

Au même moment, une fusillade éclata. Les G.I.’s prenaient contact avec l’ennemi. Je ne demandai pas mon reste et en compagnie du Opa qui m’avait aidé à activer la cuisson de la choucroute, nous avons filé dans la cave des Wendel, en passant par la courette arrière. Trois jeunes S.S. nous suivirent et nous firent savoir : «Hier wollen wir nicht sterben ! ». (Nous ne voulons pas mourir ici). Ils voulaient se cacher. En tant que civils, il était difficile et dangereux d’héberger des déserteurs, car nous avions peur des sanctions possibles de la part des Américains et des Allemands. Ils furent donc installés dans la cave annexe. Les boys, dans l’après-midi du 28, se rendirent maîtres du village. Lorsqu’on leur signala la présence des trois Allemands, on m’intima l’ordre de descendre les chercher. Je choisis de les héler du haut de l’escalier en leur disant d’avancer les bras levés et désarmés. Puis, je dus aller seul, ramasser leurs armes. Ces fusils de guerre furent alors fracassés contre un muret tandis que les prisonniers étaient emmenés.

Ce premier contact avec les fantassins U.S. me confirma leur méfiance et leur appréhension face au danger. Mais, ils nous gratifièrent de jambon et de chocolat ! La nuit venue, les panzers, suivis de l’infanterie, investirent le village. Des vociférations provenant de la rue nous alertèrent. Des « Hourra » teutons, ponctués de cris féroces, furent lancés lors de la reprise du village. Aucun d’entre nous ne bougeait (tout était mäusenstill).

Un des S.S. s’avança sur le palier et hurla : « Sind hier amerikanische Flüchtlinge ? 

- Nein», répliquèrent les occupants de la cave.

Et il repartit.  Les Allemands ont ceci de particulier d’invectiver les personnes, de les abrutir, de hurler les ordres, si bien que, par réaction, on se sent comme assommé, sous un tel flot d’outrages.

Les rescapés américains, surpris, essayèrent de réagir et la maison abritant notre cave fut le théâtre d’un combat rapproché. Il y eut des cris d’épouvante, des hurlements de terreur, des tirs, le tout s’enchaînant très rapidement. Nous eûmes l’impression que la maison dansait sur ses soubassements lorsque les grenades explosèrent. Elles coûtèrent la vie à un G. I. tombé, tête première sur les marches. Il y resta jusqu’au 4 décembre et nous comptions l’enterrer sommairement en face, sous un tas de pierres, car la décomposition exhalait des odeurs méphitiques, mais les troupes U.S., revenues en force, le récupérèrent à ce moment-là.

A partir du 29 novembre, un calme relatif s’installa. Les S.S. tinrent tête jusqu’en haut du village. Toute la journée, les tanks U.S. tiraient sur la localité. Les maisons de Schweitzer Jules et de Chenot Alphonse brûlèrent. Le courageux Louis Pierre sortit ses deux vaches de l’étable en flammes. Installé en équilibre sommaire sur son échelle, Schmitt Casimir put éteindre l’incendie ayant pris naissance dans sa toiture en l’aspergeant à grand renfort de seaux d’eau, et cela au milieu des éclatements d’obus.

Durant la semaine suivante (du 29 novembre au 4 décembre, au matin) une sorte de fausse tranquillité régna dans le village. Je partais chaque matin nourrir ma vache revenue par je ne sais quel chemin à notre étable et je lorgnais avec envie sur le pistolet que portait le cadavre d’un S.S., gisant à côté de l’église. Seulement, je pensais toujours à la présence des guetteurs S.S. dans le clocher et je savais que ce vol serait puni d’une mort certaine.

 

Libération

Le 4 décembre, après une préparation d’artillerie sur Théding, une colonne incroyable de tanks et de véhicules U.S. divers descendit du Biehl. Au préalable, les pionniers avaient, d’un coup de bulldozer, rompu la chicane et installé sur le ruisseau un nouveau pont remplaçant l’ancien, qui avait été soufflé par une mine. Ce fut un bruit d’enfer, les chaînes faisant vibrer les maisons. En ce jour bénit, nous réchappâmes, par miracle, à une mort certaine. Nous étions venus en curieux, assister à l’arrivée des Américains dans le village.

A hauteur de l’actuelle Grotte Berbère, coup sur coup, trois obus explosèrent à 20 m d’intervalle les uns des autres.

Un attroupement d’une dizaine d’Américains fut sérieusement touché et je pus voir l’un des malheureux, gisant par terre, le ventre labouré par un large éclat. On le transféra, déjà moribond, sur un vieux lit. Nous partîmes alors, sans demander notre reste.

Farébersviller allait servir de cantonnement aux Américains jusqu’au mois de mars 1945. Ils s’installèrent dans ma maison, nous laissant la petite cuisine pour y loger. L’Amérique ! Mot magique ! Ces soldats-là pouvaient en être fiers ! Un luxe d’approvisionnement les entourait. Tout était empaqueté sous paraffine. Les conserves jonchaient les cuisines, avec à l’intérieur des menus à vous faire baver d’aise : cuisses de poulet, cervelas en tranche et du pain blanc, plus que blanc.  Quel standing aussi, bien en avance par rapport à notre train de vie ! Par exemple, au moment de laver la vaisselle, on installait quatre barils, tous remplis d’eau chaude. Les soldats y plongeaient successivement les gamelles et à chaque passage dans un baril, l’eau chaude rinçait progressivement les assiettes et les couverts ! La propreté était proverbiale chez eux. Pour chaque veste que ma femme leur lavait, elle héritait d’un carré de savon ! Les Américains ne crachaient pas non plus sur la gnôle : je troquais chaque verre de schnaps contre un paquet de cigarettes. Mais je m’inquiétais des recherches entreprises par les soldats, la nuit dans ma cave. Aussi, un matin, alors que la cache de mes six bonbonnes allait être découverte, je ramenais les précieux récipients en catimini dans notre cuisine ! Certains soldats durant cet hiver froid lampaient même le moût de fermentation, un jus rosâtre qu’ils appréciaient tout en mâchant du chewing-gum !


Ils partirent, affolés, dans la nuit de la Saint-Sylvestre, bien que leur artillerie tailla en pièces une contre-attaque venue de la Brême d’Or.

Ces Américains étaient très croyants et ils quémandaient des chapelets. Nombreux étaient ceux qui le récitaient lors des offices du dimanche, au point que l’abbé Jung nous sermonnait pour que l’on prenne exemple sur eux ! Ils récupérèrent quelques bibelots chez les particuliers, des « souvenirs », qu’ils envoyaient outre Atlantique. Un des G. I.’s me demanda de lui trouver un carton qui lui servirait à caser un casque allemand envoyé aux States !

Quelques-uns savaient parler l’Allemand. Un seul d’entre eux, dont le père était originaire de Marseille, s’exprimait avec moi en Français. Un autre, de haute taille (les gars étaient d’ailleurs tous très grands), un dénommé Bones disait en plaisantant qu’il aurait aimé emmener la Nénette (qui avait 16 ans) et qui, bien sûr, ne voulait rien savoir de lui !

La Military Police était installée dans la ruelle de l’église, chez les sœurs Henry. A 18 heures, c’était le couvre-feu et plusieurs fois, l’un des militaires nous raccompagna après l’horaire dépassé. Une sentinelle postée près de l’église exigeait toujours le mot de passe. Nos rues ressemblaient à des chemins boueux, épais de 50 cm de glaise ramenée par leurs véhicules sillonnant la contrée. Les fils de téléphone pendouillaient nombreux autour du poste de commandement. Les fantassins U.S. n’échappaient pas aux gardes de deux heures passées sur les hauteurs de Folkling. Les sentinelles, transférées là-bas par jeep, n’avaient guère de souci à se faire, le coin était redevenu calme. Ils partirent en mars 1945, le front s’était déplacé. Leur halte chez nous leur apparaissait comme un havre de paix.

 

Victimes civiles

Le vieux Sauder Georges, sourd, ne donnait pas signe de vie. Aussi, au soir du 28 novembre, Kalfous Jules partit le récupérer en voulant l’installer dans la cave. Malheur ! Un obus allemand parti du Wehr (colline en face de la gare) l’avait pulvérisé dans son jardin. Comme il n’entendait pas, il n’avait pas pris conscience du danger.

 

Et le 4 décembre, Schissler Michel, Schoemer Albert, M. Wendel et Kalfous Jules ramassèrent ses restes dans une toile de tente et il fut enterré sommairement au cimetière avant sa sépulture définitive. Landfried Henri, parti nourrir sa vache, fut foudroyé par un éclat d’obus. Son corps qu’on ne pouvait inhumer en raison du danger, fut provisoirement placé dans une Moul (auge en bois dans laquelle on apprêtait le cochon tué) installée dans le jardin de Henry Barbe (Biwi).