Madame Pianetti Félicie, née Adamy.

 

Attitude des Allemands :

Quelques jours avant l’affrontement, un vieux Volksgrenadier arriva comme on dit sur les genoux. Il retraitait et avait peur des Américains. « Ich bin noch nit so geloff in min Leven ! » gémit-il dans son dialecte souabe. Traduction : Je n’ai jamais autant couru de ma vie.

 

Provisions : 

Ma sœur Clotilde et moi avions heureusement, en raison des évènements, prévu l’achat de pain. Avec mon mari Victor et M. Schissler Michel, nous avions tué le cochon le jour précédant les combats. Le porc éviscéré reposait sur le tas de pommes de terre dans notre cave. Le boucher d’occasion que nous avions sollicité la veille ne se sentit plus le courage de venir le charcuter. Je fis la besogne à ma manière, découpant à l’emporte-pièce les morceaux de viande que nous mîmes au saloir. Je préparais également du pâté. Toutes ces victuailles nous furent d’un grand secours par la suite.

 

Avant les combats :

Mon époux Victor partait creuser les tranchées du côté de Barst sur un vélo antique gentiment prêté par Wagner Robert. Les boudins étaient si perforés qu’il fallait à chaque fois les mains expertes de mon beau-frère Alphonse Lacroix pour les rafistoler. On ne trouvait pas de pièces détachées comme actuellement. Puis les combats se rapprochant, Victor dut avec son beau-père aménager les barrières anti-chars en haut du village (emplacement près de l’ancien Café Lacour). Les deux hommes avaient été chargés de récupérer râteleuses et autres machines aratoires pour les installer comme barrière anti-chars dans la barricade. Ils en profitèrent pour s’esquiver et rejoindre la maison familiale.

 

Les combats :

Le 28 novembre au matin, les S.S. étaient venus dans notre maison pour enlever deux fenêtres et installer une mitrailleuse. Elle prenait en point de mire l’axe de la route venant de Seingbouse. De plus, des servants d’une autre mitrailleuse étaient positionnés le long du mur de l’école pour épauler la première équipe. Je m’en souviens bien, car mère d’un petit garçon de 18 mois, Jean-Claude, j’allais sans cesse ramener à la cave des ustensiles et autres nécessités pour y vivre et subsister durant les combats. Mon père avait aménagé et consolidé la première cave. Autour des betteraves étagées, il restait un réduit d’environ 2 mètres x 2 dans lequel nous étions fort serrés. La cave avait été solidement étayée par des étançons. La paille avait été dispersée sur le sol et nous vivions anxieux en attente de la délivrance.

Vers 14 heures, les Américains montrèrent le bout du nez, ou plutôt, ce fut le bout de leurs fusils qui apparut, encadrant la porte d’entrée. Mon mari  sortit le premier, portant son fils dans les bras : « Civil, hello civil ». Les Américains, pas trop rassurés, lui firent visiter les autres recoins de la maison. Le schnaps les dérida un peu, ils s’installèrent dans les pièces.

Un opérateur radio prit ses aises dans la première cave. Il hurlait dans l’appareil : « Radio Tur, Radio Z » mais on ne répondait plus à son indicatif. Le 28 novembre, au soir, par le soupirail, nous entendîmes soudain parler en allemand. Les dix à quinze Américains terrifiés se coincèrent encore plus dans notre abri. On préféra quitter notre premier havre sécurisant et filer dare-dare dans une autre cave placée sous l’incommode Kammer (chambre lorraine fort sombre), car elle n’avait pas été préparée à un hébergement quelconque. Ce qu’on redoutait, c’était d’être surpris avec les Américains et passés par les armes par les Allemands.  Nous venions à peine de filer dans le second abri que les Allemands fracassèrent à coups de tirs de mitraillettes la porte d’entrée et firent prisonniers les Américains. On hurlait dehors, un Panzer se cala le long du pignon et ses grondements faisaient vibrer la structure de l’édifice. Les vociférations se mêlaient à l’odeur de la poudre.

Je retrouvais le lendemain matin 29 novembre notre quartier bien changé. Au cours des combats, la maison de Bour Oscar avait brûlé ; celle de Schweitzer Jules avait disparu. Notre maison avait également souffert, surtout la toiture qui était constellée d’une multitude de trous. La vache s’en tirait indemne tout comme notre chien bien malheureux à ce moment-là, car nous ne pouvions guère le garder auprès de nous. Son pelage humide, parce qu’il pleuvait dehors, dégageait une odeur suintante qui nous incommodait. Dans la grange, empilées sur un tas, traînaient les dépouilles des vaincus provisoires : mitraillettes Sten, pistolets, et même le radio-émetteur. Nous retrouvâmes vite notre commode petite cave mais tout y avait été saccagé.  Trois Américains revinrent dans la maison durant l’après-midi. L’un d’eux devait être un curé car un crucifix caractéristique le distinguait des deux autres (cf. témoignage Kleinhentz Marie-Louise). Un rouquin très remonté voulait s’en prendre aux Allemands établis sur le Plinter à partir de notre appentis. Victor le lui déconseilla vivement car, par son attitude irréfléchie, il allait mettre la vie d’innocents en jeu. Il parlait l’allemand et était de descendance germanique ce qui ne l’empêchait pas de vilipender ses lointains compatriotes. Dans ces conditions, nous avons tous préféré rejoindre la maison des Wendel. La cave aux voûtes antiques nous apparut alors comme l’arche de Noé, indispensable à notre sécurité. Nous avons grossi par notre présence le groupe relativement nombreux s’y trouvant déjà.

Les Allemands ne se montraient pas dans la journée car ils restaient cantonnés surtout le long de la voie ferrée. Par contre, ils venaient faire des patrouilles la nuit et nous demandaient : « Sind Amerikaner hier ? ».

 Notre arrière-grand-mère leur répondit ouvertement qu’il n’y en avait pas ! « Cela fait dix fois que vous nous le demandez ! ça suffit à la fin. Je vous dis qu’il n’y en a pas ! ». Le petit Jean-Claude était inconsolable ; on avait peu de lait et de nourriture appropriés à lui proposer. Nous partîmes alors avec mon mari chez Lacroix Lucien installé en haut du village. Les balles sifflaient. J’étais résignée : s’il fallait mourir, eh bien tant pis, cela m’était égal, pensais-je. En quittant les lieux, j’enjambai le cadavre du G.I. tué devant les escaliers de la maison Wendel (cf. témoignage Harry Nutting). Il me sembla bien lui avoir fermé les yeux en le dépassant.

Les journées suivantes parurent plus tranquilles. Le petit retrouvait enfin un petit lit et dormait du sommeil réparateur du juste. Le 4 décembre au matin, nous retournâmes avec lui dans notre maison abandonnée. Nous suivîmes les patrouilles U.S. descendues du Nebel et marchant le long des bas-côtés de la route. Quelques soldats, balayant hors de notre maison les débris de toutes sortes qui jonchaient le sol, maugréèrent en nous voyant arriver. Nous retournâmes, malgré l’engueulade, dans la cave. La route était submergée de boue. Au loin, les maisons de Théding brûlaient. Un docteur, M. Nereo, originaire du Massachussets accoucha la dame Klein Eugène. Trente ans après, il revint nous voir. Malgré le recul, je le reconnus au premier coup d’œil. C’était un 22 septembre, jour de mon anniversaire : nous l’invitâmes et il apprécia fort cette hospitalité.

 

Au printemps 1945 :

Nous partîmes avec mon mari et mon père égaliser les taupinières dans les champs sur lesquels est installée la cité actuellement. Dans le tank détruit route de Folkling (près de la mosquée), je vis à travers la tourelle perforée, les squelettes de deux tankistes allemands. Leur ossature noircie s’était un peu affaissée et l’attitude des mains posées vers l’avant révélait l’explosion instantanée qui avait dû embraser l’habitacle en une fraction de seconde. Les malheureux rivés à leur chaise avaient, dans un ultime geste, voulu se protéger des flammes mortelles. Plus loin, à hauteur de l’actuel foyer Saint-Exupéry, gisait le cadavre d’un soldat allemand. Ses habits avaient été fouillés, car je distinguais à côté de lui sa panoplie de parfait couturier : boutons, fils, aiguilles, disséminés dans l’herbe. Sans doute, sa mère, attentionnée comme toutes les mères, lui avait-elle confectionné ce petit trousseau ? Et il gisait là, dans l’herbe fraîche, « la nuque baignant dans le frais cresson bleu » comme aurait pu dire le poète Rimbaud, les yeux vides, le visage noir loin de sa mère, loin de son pays.

 

Ô guerre cruelle ! J’avais de la commisération pour ces jeunes gens, même ennemis, morts dans la fleur de l’âge et arrachés aux leurs par la bêtise hitlérienne.