ThirionJustin+
La Libération ... sans drapeau ni défilé
Aujourd’hui ne me restent que quelques bruits et des images de cette semaine tragique. Pas de film, mais des séquences limitées à quelques dizaines de mètres autour de l’école et dont la chronologie a peut-être été un peu brouillée par cinquante années de vie. A huit ans et demi, j’ai vécu la libération de mon village du fond d’une cave où me parvenaient les grondements de la bataille mais dont je m’échappais à l’occasion pour coller mon oeil étonné et insouciant à tous les trous de serrure qui s’offraient à ma vue. Mon âge m’a permis sans doute de ne pas mesurer toute la gravité de la situation. Je n’ai donc pas souvenir d’avoir été malheureux dans cette cave de l’école où, avec d’autres familles, nous nous étions abrités, le temps de laisser à nos libérateurs le soin de bouter l’ennemi hors de notre plan cadastral.
Mes parents quittaient cette cave, matin et soir, pour aller soigner nos vaches mises à l’abri dans la ferme Geisler Hènzieu (Jean). La bataille les surprit là-bas ce matin du 28 novembre. Cloués sur place ! Le soir même, mon père fut grièvement blessé par les éclats d’un obus venu arracher la porte de l’étable. J’imagine les conditions dans lesquelles ma mère l’a ramené le lendemain dans la cave de l’école, à travers ce champ de bataille qu’était devenu notre village pour une bonne semaine.
Ce malheur a conféré au gamin que j’étais une liberté de mouvement inespérée. Je me vois encore, l’œil rivé à la petite découpe carrée pratiquée dans la porte du jardin de l’école et qui servait à manœuvrer le loquet de l’extérieur. Quel merveilleux observatoire permettant de voir jusqu’à la maison Muller en face de l’ancien Café Lacour. Un barrage anti-chars, amoncellement hétéroclite et dérisoire de vieilles machines agricoles et de branchages, coupait à cet endroit la route avec, je suppose, la prétention d’entraver l’avance des alliés.
Un premier char m’apparut soudain, s’arrêta net, sembla hésiter un instant puis, à ma grande déception, fit un demi-tour sur place pour disparaître à ma vue dans le virage. Mais ma déception fut de courte durée. Un autre char, équipé à l’avant d’une imposante pelle se présenta à son tour : un coup à droite, marche arrière, un coup à gauche, le barrage avait disparu comme par enchantement, laissant passer, à la queue leu leu, plusieurs de ses semblables. Le dernier de la file se rangea devant la maison Muller, vomit quelques obus vers le bas du village, avant de disparaître en passant à son tour devant l’école.
J’eus l’occasion, un peu plus tard, par je ne sais quelle fenêtre ou quel soupirail, de voir des fantassins descendre en courant la rue de Béning. Le premier d’entre eux s’arrêta au coin de la maison Lang, dernier abri avant de s’engager dans la rue principale. Des coups de feu claquaient de toutes parts et je vis soudain le malheureux G.I. sauter en arrière comme mû par un ressort et retomber sur le sol tel un pantin. Immobile. Je compris que je venais de voir mourir un homme et détalai vers ma cave sans demander mon reste.
Le soir même, à la nuit tombée, l’eau potable venant à manquer, je fus chargé d’en remplir un seau à la pompe située dans la cour de l’école. Prenant mon courage à deux mains et mon seau, je gravis les marches menant dans le couloir et au moment de franchir la porte je m’étalai de tout mon long. Je venais de trébucher sur quelque chose qui, à n’en point douter, ressemblait à un corps humain. Je ne sais ce qu’il advint du seau, mais je replongeai en catastrophe dans la cave conter mon aventure. A ma connaissance, personne n’est allé vérifier mon histoire. Mes parents ont par contre dû enjamber à cet endroit le cadavre d’un soldat américain en réintégrant notre cave dans les conditions évoquées plus haut. Je me hasardai quelque temps plus tard à aller inspecter les lieux. Il n’y avait plus de cadavre. Seuls gisaient à terre une baïonnette que je m’appropriai (elle est toujours en ma possession) et deux petits paquets que les consignes reçues des adultes m’interdisaient de toucher. A plat ventre, j’ai pu déchiffrer des mots comme milk et sugar sur l’un des emballages. Mes connaissances en anglais étaient suffisantes pour en déduire l’inocuitédu contenu.
Il s’agissait de chocolat vitaminé qui fut partagé entre tous les occupants de la cave et d’un paquet de chewing-gum.
Mes aînés m’ont alors expliqué l’usage de ces tablettes et c’est ainsi que j’avalai mon premier chewing-gum tandis qu’ils continuaient de mâcher les leurs. La nuit venue, le feu nourri de la journée avait fait place à un calme relatif. Un silence lourd que déchiraient sans cesse les râles plaintifs d’un blessé que nous étions incapables de localiser. Nous sûmes plus tard qu’il s’agissait d’un guetteur allemand, blessé à son poste d’observation en haut du clocher et venu agoniser, au ras du sol, devant l’église. Au petit matin, les râles se sont tus. Je n’ai aucun autre souvenir des jours suivants si ce n’est l’arrivée des premiers soldats américains dans notre abri. Méfiants, sur le qui vive. Ils ont rapidement exploré toutes les caves de l’école. La présence quasi exclusive de femmes, d’enfants, de personnes âgées et d’un blessé a dû les mettre en confiance. Quelques-uns d’entre eux se sont établis dans un local contigu au nôtre. Tard dans la soirée ils ont été surpris par deux soldats allemands qui, dans l’incapacité de les capturer, se sont contentés de leur subtiliser leurs rations alimentaires avant de déguerpir à la hâte et de se fondre dans la nuit.
Un séjour aussi long dans cette cave n’avait pas été envisagé. Aussi, comme sur le fameux petit navire, les vivres vinrent à manquer. Ma mère décida donc un jour de profiter du calme apparent et de se risquer à traverser les trois quarts du village pour aller s’approvisionner dans notre propre cave. Nous y avions entassé de quoi soutenir un siège mais n’avons pas pu y rester. En effet, notre maison située au carrefour de la rue de Cocheren, entre le pont sur la rivière et le pont de chemin de fer, tous deux abondamment minés, était trop exposée. Seule ma mère serait en mesure de relater ce périple qui, de maison en maison, de cave en cave, entre les salves et les impacts d’artillerie, lui permit, au bout d’une journée complète, de ramener quelques victuailles. Ma sœur et moi-même pensions ne plus la revoir jamais.
Tout se passait comme si notre nouveau mode de vie s’installait déjà dans la routine. Chaque matin nous étions quelques-uns à nous faufiler à travers les jardins pour aller rejoindre le presbytère voisin où le curé Jung, imperturbable, disait sa messe du jour. Ma qualité d’enfant de chœur me donnait là l’occasion de me rendre utile. Un beau matin (comment le qualifier autrement ?) l’office fut brutalement interrompu par la bataille qui se réveillait enfin. Les Américains attaquaient en masse. Dès que la fusillade semblait s’éloigner un peu, nous nous précipitâmes au grenier du presbytère. Par les chiens-assis, nous pûmes alors assister à la fuite de l’ennemi, à travers l’actuelle cité, en direction de Théding. Balayés comme fétus de paille. Après une résistance qui nous paraissait interminable, ce fut la débandade. Farébersviller était libéré en ce 4 décembre.
Mais la journée qui m’a laissé les souvenirs les plus forts ne faisait que commencer. Durant cette messe inachevée, dans notre cave, une des blessures de mon père se mit à saigner abondamment sans que ses infirmières occasionnelles, ma mère et Mademoiselle Hilt, notre institutrice, n’arrivent à maîtriser totalement l’hémorragie. Fort heureusement, le miracle de la vraie libération s’étant produit - au bon moment - le blessé fut rapidement pris en charge par les services sanitaires américains et évacué dans la matinée vers une destination inconnue. Nous sommes restés sans nouvelles de lui sept semaines durant.
Le front s’étant éloigné de nous de quelques kilomètres, nous pouvions à nouveau sortir épisodiquement à la lumière du jour. Une de mes premières sorties fut dramatique. En compagnie d’Aloyse Thouvenin, mon aîné de deux ans, nous goûtions cette liberté retrouvée dans cette cour d’école qui nous était si familière. Quand je me décidai à réintégrer la cave, Aloyse se dirigea vers les toilettes de l’école pour y satisfaire un petit besoin. Une détonation brutale me surprit sur les premières marches de l’escalier. Mon ami venait de sauter sur une mine posée par les Allemands sous les marches de l’escalier d’accès aux toilettes. J’ai vu Aloyse pour la dernière fois à sa demande, quelques instants plus tard allongé dans la salle de classe, le bas du corps recouvert d’une couverture. Il m’a parlé mais je ne me souviens plus de ce qu’il m’a dit. Il est mort le soir même.
Ce même jour - à moins que ce ne fût le lendemain - je vis arriver devant l’école un tombereau surmonté d’un amoncellement de cadavres. On les enterra dans une fosse commune, large trou béant ouvert dans le jardin de l’école.
Après quelques réparations de fortune nous réintégrâmes notre maison. Peu à peu, la vie reprenait le dessus, mais la guerre et la libération, avec leurs séquelles et leurs plaies béantes ont longtemps encore habité nos esprits. Aujourd’hui, d’autres guerres !