Thirion Rosa+

 

Situation personnelle durant l’Annexion (année 1943)

Je ne fus pas gâtée en cette période-là. Mon mari Auguste avait été déporté avec d’autres mineurs le 12 janvier 1943, pour avoir refusé de signer l’intégration dans le Reich. Le 18 janvier au matin, les SS sonnèrent  à la porte pour me décider à partir.

« Je suis alitée, impossible de sortir dans un tel état » décrétais-je. Un gestapiste en armes revint alors avec un médecin, lequel constata effectivement que ma pathologie nécessitait un repos complet.  Dure existence où je dus par la suite assumer, seule, la vie familiale avec ma belle-fille Denise et mon fils Justin. Aussi, nous proposâmes nos services à Bour Alphonse et puis à Geisler Hänzie (se prononce Hènzieu), pour vaquer aux travaux des champs. En retour, ces paysans nous aidèrent dans les menus travaux agricoles à entreprendre sur nos terres. Nous, les deux femmes, nous sortions même le bois de la forêt avec des chevaux récalcitrants ! Notre travail au quotidien était pénible, qu’il fût dans les champs ou dans les taches domestiques ! Il m’arrivait aussi de jouer à l’apprenti boucher en tenant la tête d’un veau que l’on saignait au noir (= en cachette des autorités allemandes).

 Le 26 novembre 1944, la présence soudaine de mon mari, évadé d’un camp de Silésie en compagnie de monsieur Guyot de Folkling, me procura une grande joie, vite dissipée par le malheur dont il fut frappé lors des combats.

Il venait justement de Folkling où il s’était caché pour échapper aux recherches entreprises et était apparu deux jours seulement avant sa blessure fatidique ! Notre grande maison lorraine, sise à côté d’un carrefour important et qui plus est, près de deux ponts minés, n’était sans doute pas l’abri idéal pour espérer passer des jours tranquilles ! La voie ferrée attenante, attirait elle aussi, comme un chien sur un os, les avions américains qui, du reste, l’avaient déjà bombardée à plusieurs reprises.

Impossible de séjourner dans cet endroit dangereux.  Aussi avions-nous décidé, mon mari et moi, d’aller nous installer avec ma belle-fille et mon fils Justin ainsi que mademoiselle Hilt, dans la cave de l’école, espace filles. Nos vaches trouvèrent refuge chez le couple Geisler Hänzie.

 

Combats

Le 28 novembre : en soirée, je partis nourrir mes bêtes. Madame Geisler Catherine et moi-même venions de les fourrager lorsque des obus éclatèrent dans le secteur. Nous nous réfugiâmes vite dans la cave. Nos deux hommes s’apprêtèrent également à le faire lorsqu’un obus explosa tout près de la porte du couloir de communication reliant cave et grange. Mon mari descendit les marches en catastrophe, me montrant sa main lacérée d’où pendouillait le majeur et se plaignait vivement du dos. (Sa main, après opération, fut amputée du médium, l’auriculaire et l’annulaire restèrent paralysés ; seuls l’index et le pouce subsistaient valides après guérison).

Impossible, sous les tirs, de rejoindre notre logis sis dans la cave de l’école. Dans la pénombre, nous installâmes mon époux sur un lit de la Kammer. Il gémissait et perdait son sang en abondance.

Monsieur Geisler ficha un Sparrenagel  (clou de charpentier) dans le mur, y attacha une ficelle avec laquelle on suspendit le bras en l’air, pour arrêter l’hémorragie. Nous nous étions allongés sur le plancher pour nous protéger des coups de feu, tout en essayant de réconforter le blessé.

Madame Geisler me raconta alors avoir été intriguée par les ronflements sonores d’un soldat U.S., plongé dans un sommeil profond. Les bruits provenaient du Backofen (four à pain). Etait-ce ce soldat-là qu’on entendit ensuite agoniser en gémissant les trois-quarts de la nuit ?

Nous le retrouvâmes, mort, le lendemain, près de l’appentis. Au dehors, l’incendie faisait rage ; la maison des Chenot brûlait. Je ramenais, seule, mon mari dans le sous-sol de l’école. Il était bien affaibli par la perte de sang et je réalisais alors la gravité de la blessure dorsale, dont je ne pouvais me faire une idée, dans le noir, la nuit précédente. Il s’épuisa beaucoup pour atteindre l’abri. J’avais mis un oreiller blanc en guise de foulard sur ma tête. Les Allemands postés sur le Plinter durent s’apercevoir que nous étions des civils car il n’y eut aucun coup de feu tiré dans notre direction. En cours de route, je tombai, à hauteur de la maison Lacroix Alphonse, sur un Allemand gisant sur le sol. Devant le clocher, nous remarquâmes, allongé par terre, un opérateur-radio inerte.

Les obus tombaient sur nous des hauteurs du Biehl.  Arrivés devant l’escalier de l’école, nous dûmes enjamber péniblement le corps d’un autre Allemand tombé en arrière et qui semblait nous dévisager.

Auguste, mon mari, resta couché sur un plancher incommode. Mademoiselle Hilt, sa belle-sœur, monta à l’étage chercher quelques bandages et quelques produits d’asepsie, vite épuisés. Accouru à la nouvelle de ces blessures, Lang Victor, caché dans la cave de l’école des garçons, fut horrifié devant les horribles plaies purulentes. Un éclat avait traversé le haut de la hanche de part en part ; un autre y était encore bien profondément incrusté et avait cisaillé les chairs.

Il fallait pourtant manger ; mais quoi ?  Je décidai de partir au ravitaillement dans ma maison. Les avions U.S. me survolaient. Je courus me réfugier dans la grange de Délesse Nicolas. Les vrombissements des appareils m’obligèrent à sauter dans la cave noyée d’eau ; un caillebotis me tenait les pieds au sec. Les survols terminés, je me hâtai pour récupérer dans une bassine, la viande du cochon mise au saloir. Puis, je courus vite vers la rue des Jardins. Halte ! Les avions repointèrent leur fuselage. Je me planquai derrière un haut mur. Le silence rassurant pendant quelque temps me permit de me propulser vers les maisons Adamy Emile et Florian. Ouf ! Mais ce répit fut de courte durée. Je vis distinctement un soldat américain s’effondrer, tué par balle. Le coin sentait le roussi. Je me précipitai jusqu’à la maison de Geisler Hänzie quand je sentis une balle me passer tout près du ventre. Je fus soulagée lorsque j’atteignis enfin la cave. Je racontais ma mésaventure à mon entourage. J’avais échappé, par miracle, à l’affrontement des deux camps où l’on tirait sur tout ce qui bougeait. C’est alors que je me souvins du corps de l’Américain tombé devant le soupirail obturé de ma maison. Des débris de cervelle jonchaient le sol. Délesse Nicolas avait vu ce malheureux se faire tuer.

 Les journées passées dans la cave de l’école me parurent une éternité. Je partais chaque matin assister à la messe que célébrait le curé Jung. Nous priions pour mon mari qui gémissait de douleur sur son châlit : ses forces déclinaient. Notre abri était sombre ; le temps pluvieux persistait ; la vie s’annonçait pleine d’incertitude.

Le 4 décembre : enfin une embellie car les Américains arrivaient à nouveau avec une armada blindée. Ce jour-là, ce fut un soulagement de voir mon mari partir en de bonnes mains dans une voiture de la Croix-Rouge. Mais ma joie fut vite tempérée. Je restais plus de six semaines sans nouvelles le concernant !

J’appris, à son retour, son opération à Nancy où le chirurgien put lui extraire un éclat d’obus gros comme une olive acérée que je garde encore chez moi, telle une relique.

Libération

Libération ? Soulagement, certes, de voir la guerre s’installer plus loin.  Mais je me retrouvais, seule, dans la grande maison au toit soufflé.

Je découvris, derrière la maison, près de la porcherie déserte, dans l’escalier en contrebas, le cadavre d’un G.I. Dans l’appentis (Schopp), une lettre écrite en anglais par une dame, traînait par terre. Sans doute le malheureux, en train de lire la missive, avait-il été surpris par un éclat ou tiré comme un lapin ?

Unique pièce à vivre, le salon nous abrita quelques temps, Justin, Denise et ma tante. Puis, la pluie et la neige ensuite, inondèrent l’habitat.

Je montais dans le grenier et m’épuisais à déblayer la neige. Travail pénible que je maîtrisais pour avoir dû, dès mon jeune âge, trimer dur pour remplacer les membres de ma famille décimée par les morts brutales successives. 

Percluse de rhumatismes actuellement, je me souviendrai toujours des propos « prophétiques » de monsieur Bodo qui disait en me voyant m’acharner : «Tout cela, tu le sentiras dans tes vieux jours ! ».

 

Les Américains aimaient notre schnaps et le troquaient volontiers contre des bougies et du savon. « Have you a schnäps ? », quémandaient-ils en passant devant la fenêtre éclatée.