Madame Cielecki Marie, née Wendel

 

Notre cave voûtée et séculaire a dû rassurer beaucoup de familles du voisinage, surtout lorsque les premiers obus détruisirent la maison Délesse. Se trouvaient chez nous les familles Schoemer (5 personnes), Arnould Nicolas (2), Schissler (2), Henry (les sœurs Rosa, Catherine et Marguerite), Mme Siebenschuh Madeleine, Pianetti (3), mes grands-parents (2), M. Kalfous Jules et ma famille (3).

La famille Adam de Théding vint encore se coincer chez nous, mais face à tant de monde, mon père leur suggéra d’aller dans la cave de l’école.

Au-dessus des pommes de terre, nous avions aménagé un plancher couvert de matelas. Une moitié du groupe y dormait jusqu’à minuit, relevée ensuite par l’autre moitié installée somnolente sur des chaises.

Il faisait bien sombre dans notre abri. La suie que dégageaient les bougies, bientôt épuisées, et les antiques lampes à huile fumeuses à souhait, nous masquaient en parfaits ramoneurs. Ma mère voulut laver nos frimousses noirâtres, mais au moment d’aller chercher de l’eau, un obus tomba. Une de nos trois vaches fut grièvement blessée à la patte et il fallut, la mort dans l’âme, l’achever. Nous tenions beaucoup à ces bêtes, d’autant plus qu’après avoir été réquisitionnées et parquées dans la Tafel (près de la forêt de Théding), ceci pour être expédiées dans le Reich, elles avaient joué les « Marguerites » fugueuses et retrouvé, seules, le bercail ! Un Italien fasciste voulut les récupérer, mais sans licous et autres cordes introuvables (en fait, subtilisés par mon père), il rebroussa chemin, les mains vides !

Nous disposions du lait, ô combien apprécié, dans notre retraite forcée !

Au début, nous avions pu manger chaud, mais la cheminée qui dégageait de la fumée fut vite prise pour cible et démolie par des tirs. La soupe au chou dans la grande lessiveuse eut ce jour-là un goût bien fade.

Les familles du secteur, hébergées chez nous, partaient s’approvisionner chez elles et ramenaient le plus souvent des saucissons et du jambon fumé ou cuit que nous mangions avec notre pain qui tourna vite à la moisissure.

Au dehors, les bruits de combats s’amplifiaient. La ruelle de l’église fut le théâtre d’une fusillade nourrie suivie de cris de terreur. Un Allemand pénétra à l’arrière de la maison, jeta rapidement quatre grenades dans le couloir (on voit encore les quatre impacts dans les murs et le plancher carrelé). Quel fracas et quelle terreur ! Nous étions agglutinés entre nous comme des bardanes, enchevêtrés en une seule grappe, nous attendant au pire !

L’un des soldats américains avait basculé, mort, du haut de nos escaliers, tête première (cf. témoignage de Harry Nutting, Ndr).

Dans une petite cave donnant sur l’arrière, se terraient deux jeunes soldats allemands, peu enclins au combat, et qui voulaient se rendre. Ils avaient laissé dans leurs effets des lettres enflammées d’héroïsme patriotique où ils exaltaient leur rage de combattre. C’était un stratagème qu’ils avaient échafaudé pour éviter le peloton d’exécution au cas où on leur demanderait des comptes sur leur présence insolite chez nous.

En tout cas, lorsque les Américains se rendirent progressivement maîtres du terrain, mon père leur indiqua la présence de ces deux déserteurs qui furent aussitôt emmenés.


Après le 5 décembre, une période fastueuse s’installa. Notre maison, au milieu du village, devint la cuisine attitrée du régiment. Nous avions droit aux gamelles, prisées pour leur contenu.

Les Américains, reconnaissants pour les menus services que nous leur rendions, nous gratifiaient d’oranges et de bon pain.

Ma mère qui leur lavait pourtant le linge n’avait cependant pas accès à la salle des cartes, installée dans le salon.



Les Américains étaient méfiants. Ainsi, lorsqu’ils avaient investi pour la première fois notre maison, mon père duten premier, visiter avec eux les chambres, de fond en comble. Lorsqu’ils vinrent chercher l’eau du puits chez nous, il fut prié de la goûter ! Nous pensions bien faire en nous proposant de laver leurs gamelles ! Soupçonneux, ils les relavaient quand même, par crainte, disaient-ils, du typhus et des bacilles véhiculant la dysenterie.

Ils faillirent même kidnapper Fifi, mon teckel, assurément un bon chien de garde et qui plus est une sentinelle idéale qui aurait pu les prévenir d’éventuelles intrusions ennemies. Mon compagnon ne quitta alors plus le pied du canapé auquel je l’attachais !

(Ndr : Le 702ème Tank Batalion, the Red Devils –les diables rouges- ayant stationné à Farébersviller avaient pour mascotte un chien du nom de Black John. Les équipages l’aimaient beaucoup ; l’animal partait en patrouille et sentait l’ennemi. Black John got good at sniffing out the enemy and would go on patrol with Infantrymen of the 317th Regiment).

Leur prodigalité était sans limites. Derrière, dans notre courette, s’amoncelait du café ou plutôt une montagne de mouture de café déjà utilisé. Des familles de Seingbouse, dans le besoin, vinrent le récupérer. « Mais ce café est excellent, disaient-elles. Quelle gabegie que de le jeter ! ».

Les soldats éventraient leurs rations de guerre pour le seul plaisir d’en retirer les plaquettes de chewing-gum et jetaient négligemment le reste. Nous avions constitué une réserve de cigarettes 

Philip Morris que mon frère Marcel, (incorporé de force revenu libéré après la défaite des Ardennes), fuma encore un an après.

Les Américains n’étaient décidément pas avares de bienfaits : un jour, pour nous faire plaisir et ne sachant pas quoi nous offrir, un jeune soldat partit acheter une douzaine d’œufs chez Monsieur Dietsch Pierre.

Comme Forbach tardait à être libéré, la cuisine régimentaire s’installa chez nous, à l’abri des combats. Nos vaches ont ainsi pu profiter de toute une marmite d’omelette aux lardons car les cuistots n’avaient pas trouvé les combattants ! Leur lait battit ce jour-là des records de matière grasse !

Ces excès de nourriture contrastaient évidemment avec les pénuries spartiates subies chez les Allemands. En déroute depuis Saint-Dié, ils supplièrent ma mère, début octobre 1944 pour qu’elle leur cuisine quelque chose.

« Je n’ai rien moi-même ! » s’exclama-t-elle. Ils purent dénicher une vache à Cappel et l’abattage de la bête fut ce jour-là pour eux, une régalade exceptionnelle.

Nous avons retrouvé plus tard dans notre armoire une adresse écrite en gros caractères. En voici la teneur :

Pl Vc Schneider (du régiment 274 faisant partie de la 70ème  Division appelée Trailblazers).

R R 6  Gonnerville, Indiana, March 7. 45.

 

Je suppose que, lors d’un moment de désœuvrement et de cafard, le caporal Schneider s’est évertué à transcrire son adresse. La date du 7 mars 1945 est fort plausible puisque la cuisine U.S. était toujours installée chez nous et desservait l’ensemble des unités combattant dans le secteur de Forbach.