Madame Kleinhentz Marie-Louise, née Houllé

 

En 1944 :

Ignorant le danger, je suis partie au courant de l’année rendre visite à des villageois déportés en Silésie, et ramener quelques provisions (dont un énorme jambon !) à mon frère Léon et à sa famille. Les soldats permissionnaires, toujours très serviables à l’encontre des demoiselles, trouvaient que ma valise était singulièrement lourde lorsqu’il fallait la hisser dans le porte-filets. Les fumées des bombardements rendaient le ciel noirâtre, j’avais peur que le train puisse être mitraillé au cours du voyage. Les voyageurs étaient tristes et renfrognés. Je redoutais un contrôle d’identité dans le train car je ne disposais d’aucun laissez-passer…

 

Octobre 1944 :

J’étais dehors en compagnie de Fayer Toni et de mon père, Nicolas Houllé. Deux soldats de la Wehrmacht arrivèrent vers 16 heures portant d’une manière suspecte deux baluchons. « Où allez-vous ? demanda mon père. 

- Eh bien... voilà, on n’a plus envie de continuer... nous voulons nous cacher ! ».

Ils s’installèrent alors dans la maison Kleinhentz Joseph. Personne n’y habitait à ce moment-là. On leur fit les recommandations d’usage : être discrets et se cacher dans le foin. Chaque fois que mon père leur ramenait des tartines au pâté ou du lait et qu’en sais-je encore ? il les apercevait systématiquement assis, jambes pendantes dans l’embrasure de l’escalier menant au grenier. Après de sévères recommandations restées sans effet, il leur signifia qu’il ne s’occuperait plus d’eux. (Certains jours, ils se promenaient sans aucune précaution dans les vergers limitrophes).

« Ecoutez, les jeunes. Toi, tu es de Sarre-Union et ton copain de Strasbourg. En deux nuits, vous êtes à Buckenum (Sarre-Union) dans la famille. Allez-y, c’est un saut-de-puce, après vous aviserez ! ».

Fayer Toni les emmena alors à la ferme Bruskir. Peu après, ils furent arrêtés par la Gestapo. Le déserteur originaire de l’Alsace bossue se mit rapidement à table et dénonça ses bienfaiteurs de Farébersviller. Les frères Lagrange furent expédiés à Dachau, la fille Lydia Melling fut inquiétée pour avoir donné des effets civils. 

La Gestapo nous rendit visite. « Nous recherchons un couple dont le mari est âgé et qui habite près du pont. 

- Vous faites erreur, dit mon père, je suis veuf ! ».

 

Novembre 1944

Sous le tir incessant des obus américains, la situation dans notre maison proche de la ligne SNCF tenue par les Allemands devenait intenable. Dans un premier temps, mon père avait consolidé la cave et condamné les soupiraux avec d’énormes madriers et traverses de chemin de fer. 

Notre premier était étage occupé par de jeunes mitrailleurs, la tête perdue dans des casques trop grands pour eux. Notre façade arrière, elle, cachait aux observateurs américains la présence des canons automoteurs allemands. Ce n’était pas réjouissant de devenir la cible de l’artillerie U.S. toujours aussi prodigue en salves. Cachés dans notre cave solidement étayée, nous avons pris de plein fouet un obus américain qui a pulvérisé l’escalier extérieur et haché la porte d’entrée. Affolé, l’oncle Pierre s’écria : « nous sommes dans la ligne de mire US, leur premier obus vient de tomber, d’autres suivront. Ah non, je ne resterai pas une minute de plus ici ! ». Des Fletterminen (obus à ailettes) furent retrouvées peu après dans le jardin.

Il nous suggéra alors un abri original : un tunnel sous la voie ferrée situé à 500 mètres de la gare, en direction de Cocheren, mais restait le problème de nos deux vaches revenues mystérieusement dans leur étable après la rafle effectuée par les Allemands en retraite. Mon père tenait à ses bêtes et, dans ce cas de figure, il devait venir quotidiennement les nourrir. Je l’accompagnai les premiers jours, sous la pluie continue, dans la vallée inondée où le Kochernbach débordait.

Avec les voisins Muller Albert, nous voilà donc partis chercher refuge dans ce petit tunnel construit pour faire écouler les eaux de ruissellement bordant le talus Sncf. Les hommes avaient colmaté l’une des entrées avec une épaisseur de douze rangées de lourdes traverses sur lesquelles ils avaient remblayé du ballast et autres pierrailles. Cette consolidation bien fastidieuse nous sauvera ultérieurement d’une mort certaine, car, dans la nuit du 29 novembre, une patrouille américaine descendue de la forêt du Kneebusch s’épuisa à vouloir y jeter des grenades. On peut dire que nous l’avons échappé belle cette nuit-là. Cette patrouille avait sans doute été attirée par les aboiements intempestifs de mon chien que je n’arrivais pas à faire taire. 

Après ce nouvel incident, l’oncle Pierre préféra partir en un lieu plus sûr, c’est-à-dire dans les galeries creusées sous le Schlossberg à Forbach. Choix malheureux : il y séjournera plus de trois mois, jusqu’à la libération de Forbach le 14 mars 1945 !

Les conditions climatiques étaient épouvantables. Il pleuvait continuellement. Les eaux de surface provenant des fossés bordant la voie ferrée ruisselaient sous notre litière. On s’éclairait à la bougie. La paille devint vite humide et nous grelottions dans cet abri de fortune. Malgré nos gros manteaux, le froid insidieux nous minait la santé. Ma meilleure amie, Jeanne Muller, mourut quelque temps plus tard d’une méningite contractée en cette période. 

Nous allions parfois nous réchauffer, malgré le danger, dans le moulin Breidt (distant d’une centaine de mètres) qui servait d’hôpital de campagne pour les blessés américains. Il fallait sauter le ruisseau grossi par les pluies abondantes.

De notre abri, nous pouvions voir les brancardiers descendre en catastrophe les boys blessés des versants du Winterberg pour les soigner dans le fond de vallée mieux abrité. Mais les secours devaient attendre la nuit tombée afin de les remonter par le versant opposé vers Seingbouse. 

Beaucoup de blessés gémissaient de douleur en attendant l’hospitalisation.

Mon père, après notre installation dans ce gîte insalubre, allait chaque matin nourrir sa vache dans notre maison abandonnée. Il suivait pour cela le ruisseau jusqu’à hauteur du pont, les  arbres  et les berges le cachaient à la vue des Américains. Malgré cette prudence, il fut plusieurs fois pris pour cible et encadré par les obus. On le prenait sans doute de loin pour un fantassin allemand. Je suis restée trois jours sans nouvelles le concernant. J’étais très inquiète et je m’imaginais le pire : était-il tombé sous les balles ? Enfin il revint et nous conta sa mésaventure. Après avoir rempli les mangeoires et bourré de foin le râtelier pour Finette, il 

allait quitter la maison pour s’élancer vers la berge du ruisseau lorsqu’une voix gutturale le cloua sur place : « Kommen Sie herein oder ich schiesse Sie zu Haufe ! » C’était un jeune S.S. faisant partie d’un groupe qui stationnait dans notre cave et qui ordonna à mon père de revenir sur ses pas. Il fut alors séquestré dans le local arrière, prisonnier d’adolescents fanatiques. Il redoutait à chaque instant qu’un de ces exaltés ne le fusille pour espionnage ! Notre sous-sol devait être un poste de commandement important, car, sans arrêt, (rapporta-t-il plus tard), on envoyait des estafettes s’enquérir de la situation. Des sections partaient de ce point d’appui pour épauler les Kameraden. Enfin, il sut se montrer persuasif et le Feldwebel le laissa partir avec une sentinelle pour aller faire vérifier son identité chez son cousin Houllé Peter qui habitait rue des Moulins. Pour rejoindre le domicile, le duo devait chaque fois s’arrêter et rappeler le Kennwort (mot de passe) aux fantassins allemands installés sur le Plinter, le long du haut talus Sncf.  En présence du grenadier S.S., les deux parents durent décliner leur identité et donner des renseignements parallèles qui devaient correspondre. L’Allemand se montra satisfait des éléments fournis lors de la confrontation et le laissa partir libre.

Je me rappelle encore de ce matin du 28 novembre où, pensais-je, pour meubler le temps, je vins rendre visite à ma sœur Irma résidant à Théding. Je partis dans un camion militaire allemand conduit par un Autrichien, soldat las de la guerre, qui me ramena par la route de Cocheren au domicile de ma sœur Irma. 

Si l’aller se déroula sans problème, je dus cependant écourter la visite chez ma sœur car le village de Théding encaissait les tirs d’artillerie. Je m’enhardis cependant et je repartis sous la mitraille et les déflagrations. Dans la vallée du Schallberg, parallèle au Kochernbach et qui subissait le feu de l’artillerie américaine, le camion ne put poursuivre sa route vers Pfarrebersweiler. Je filai dans les éclatements d’obus et revins à pied au tunnel, jurant de ne plus m’aventurer dans un tel cataclysme !

Je réintégrais après le 5 décembre la maison paternelle dont le toit avait en partie été soufflé par la mise à feu tonitruante du pont miné enjambant le ruisseau. Impossible de séjourner dans les pièces. Le régiment U.S. y avait installé son Q.G., et le capitaine charitable pourtant par ailleurs, ne souhaitait pas notre présence dans les locaux habitables. Nous dormions à l’étable, sur des bottes de paille. En revanche, je fus sollicitée pour laver les effets vestimentaires des soldats. 

Je me souviens encore de cette triple rangée de fils à linge croulant sous le poids des treillis humides des combattants. En guise de salaire, on me gratifia de sacs remplis de chocolat, de conserves déjà prêtes à la cuisson (pommes de terre finement coupées, étagées avec de la viande hachée), biscottes, couvertures de laine. Bref, notre cave abritait une mini-épicerie, mais il faut dire que je ne chômais pas pour tordre les effets militaires qui flottaient sous le vent depuis la maison Nicolas Aug jusqu’à celle de Adèle Kleinhentz. Le Captain, sous des dehors très martiaux, priait chaque soir. Il recevait tous les jours une lettre de ses parents. Je pensais qu’il était prêtre, au vu de sa piété et de son sens humain. Il m’offrit d’ailleurs une croix d’argent, de belle facture, que je possède encore.  

Chaque soir, les Américains se barricadaient dans la maison et entravaient les clenches des portes avec des cordes pour ne pas être inquiétés lors d’une incursion nocturne ennemie.

Appelés à la rescousse lors de l’offensive allemande dans les Ardennes, au moment le plus crucial, ils partirent sur les chapeaux de roue de leurs Dodge et camions GMC. Le capitaine me demanda expressément de ne pas divulguer aux S.S. –s’ils revenaient- leur séjour dans la maison. Les Allemands ne revinrent jamais. Ce furent, au contraire, d’autres G.I.’s moins bien achalandés que ce régiment initial qui y prirent leurs quartiers. Ils pillèrent tout bonnement ma réserve dans la cave : aussi ai-je été bien mal payée pour mon travail de lavandière ! Mais je ne regrette en aucune manière la Libération. 

 

Madame Geisler (née Bour) de Théding précise : « à l’occasion de Noël 1944, mon père récupéra un petit sapin au fond du jardin sur lequel j’accrochais quelques boules (nous détenons encore le pot). Un fantassin américain se prêta au jeu de la photo, faite à hauteur de notre puits.

Sans doute, parce que les soldats US avaient installé une cuisine chez nous, rue Principale, me gratifiaient-ils constamment de sachets de dessert ponctionnés dans leurs rations de guerre. 

Ils me firent une belle surprise pour le réveillon au cours duquel je déballai un paquet qu’ils m’avaient gentiment confectionné : dedans je découvris des petites attentions que leurs parents leur avaient expédiées des States. 

Merci encore pour ces gestes de tendresse !

J’ai vainement cherché à retrouver par le biais de ce cliché le nom de mon bienfaiteur. Peut-être avec l’insertion de sa photo arrivera-t-on un jour à mettre un nom sur son visage ?

Le lendemain 26 décembre, mon père surprit une conversation- radio où le commandement demandait à l’unité stationnée à Théding (sans doute faisait-elle partie de la 6ème Armée blindée) de plier bagages et de se porter immédiatement en direction des Ardennes…. ».